Elles en discutèrent et éliminèrent les ordinateurs terrestres ; aucun n’avait la capacité ou la complexité requise. Diverses autres solutions furent également jugées insatisfaisantes. Finalement leur sélection des candidats possibles s’était réduite à onze heureux élus : les cerveaux régionaux vivants de Gaïa.
Un bon moment, Cirocco se satisfit d’en rester à cette conclusion. Il semblait possible que l’un des cerveaux, seul ou bien au sein d’une alliance, pût reprendre les fonctions de Gaïa si jamais elle venait à mourir. Chacune des possibilités soulevait certes des myriades de problèmes mais ils demeuraient à tout le moins envisageables. Et Cirocco aimait autant ne pas aller plus loin. Aux yeux de Gaby, ce n’était pas de la couardise, même si à l’époque Cirocco était au pire de ses crises d’alcoolisme. C’était simplement que la deuxième partie du problème semblait insignifiante comparée à la première. Toutes leurs discussions présupposaient la disparition de Gaïa. Seulement la question restait : qui s’y collerait ? Gaby pouvait éliminer ce problème, sachant d’expérience que le monde est rempli de héros stupides, elle la première. Idem pour Cirocco, si on l’y incitait convenablement. À elles deux, elles se débarrasseraient de Gaïa.
Mais alors surgissait la question restée jusqu’à présent pendante : Comment se débarrasse-t-on de Gaïa ?
« Là, j’étais complètement collée, confessa Gaby. Le problème resta donc en suspens durant sept ou huit ans. Rocky était ravie de l’oublier mais moi j’en étais incapable. Tout ce temps, ma conscience ne cessait de me harceler, de me répéter que je devais faire quelque chose. Je ne pensais plus qu’à ça… Je peux bien l’avouer, maintenant que l’heure de la confession est venue : je n’ai jamais cru pouvoir affronter seule la solution finale. J’en savais Rocky capable, à condition qu’elle s’y décide. Si bien que ma tâche fut de trouver le moyen de l’intéresser à agir. Je devais rendre la chose envisageable. J’entrepris donc de lui suggérer une tournée d’inspection. Je dus la travailler plusieurs années durant ; à la fin, c’est tout juste si elle me parlait, tellement j’étais devenue empoisonnante. Mais je jouais sur sa conscience parce qu’elle n’appréciait pas plus que moi les faits que je vous ai relatés. Simplement, elle était plus dure à mettre en branle. Finalement, elle céda.
« Nous nous sommes servies de vous deux. J’ai bien dit que je me confessais, pas vrai ? Disons que nous ne pensions pas vous exposer à plus de danger que si vous étiez restés ici de toute façon. Mais nous nous trompions. Vous auriez été plus en sécurité en allant de votre côté. Parce que Gaïa dut avoir vent de quelque chose ; ou simplement parce qu’elle a décidé de ne plus me laisser agir de mon propre chef. Peut-être ne pouvait-elle plus supporter l’idée de ne pas avoir barre sur quelqu’un. Son unique emprise sur moi était mon besoin de crises de rajeunissement et, croyez-moi si vous voulez, je ripostais en me montrant prête à les refuser si jamais les termes du contrat étaient trop chers. Je crois que j’aurais su me montrer capable de vieillir et de mourir avec élégance. Je ne saurai jamais, mais je n’avais pas peur de la mort comme j’en ai peur maintenant.
« Donc, Rocky s’est mise à dialoguer avec les cerveaux régionaux – sans même aborder le sujet d’une éventuelle révolution. Si vous croyez qu’elle avait dans l’idée d’offrir à l’un d’eux sur un plateau la charge divine, vous vous gourez complètement. Elle les testait, cherchant à déceler leurs haines rentrées. Nous en avions pratiquement éliminé la moitié dès avant de commencer, mais on s’est dit qu’autant valait les voir tous.
« De toute façon, on pourrait toujours dire à Gaïa qu’on effectuait un autre genre d’inspection, qu’en quelque sorte, on tâtait le terrain. » Elle essaya de rire mais ne réussit qu’à tousser. « Gaïa est le seul endroit où une telle chose soit réalisable au pied de la lettre.
« Quelle aurait été l’étape suivante, je l’ignore. Jusqu’à présent, nous n’avions guère eu de chance. Rhéa est trop fantasque et Crios n’est qu’un lèche-cul. Il s’est pourtant permis quelques remarques inattendues… enfin, à quoi bon ? Le projet est à l’eau et nous sommes écrasés. Bordel, pourquoi ne l’ai-je pas laissée éviter Téthys ? »
Elle s’humecta les lèvres mais repoussa l’eau qu’on lui offrait.
« C’est vous qui allez en avoir besoin. Vous comprenez pourquoi il est vital que vous racontiez à Rocky tout cela ? Que Gene était derrière toute l’affaire et qu’il obéit aux ordres de Gaïa ? Si cette dernière est au courant de nos agissements, Rocky est dans de sales draps. Elle doit savoir, afin de pouvoir agir en conséquence. Vous me promettez de le lui dire ?
— On promet, Gaby », dit Valiha.
Gaby hocha la tête avec effort puis elle ferma les yeux. Elle les rouvrit et son regard semblait troublé. Elle parla d’une voix presque inaudible :
« Vous savez, mon seul vrai regret est que Rocky ne puisse pas être ici avec moi. Chris, voudrais-tu… non. » Elle se détourna de lui et croisa le regard de Robin qui vint lui prendre la main.
« Robin, lorsque tu la verras, embrasse-la pour moi.
— Je le ferai. »
Gaby opina une nouvelle fois puis elle ne tarda pas à s’endormir.
Quelques instants plus tard, sa respiration se fit irrégulière, puis elle cessa complètement. Lorsque Valiha voulut prendre son pouls, il était imperceptible.
34. Révélation
C’était étrange.
Gaby connaissait les comptes rendus sur la multitude des expériences au seuil de la mort. Ceux qui l’avaient frôlée avaient vu si souvent les mêmes choses qu’elle savait plus ou moins à quoi s’en tenir. Les gens parlaient de sérénité, d’absence de souffrance, d’une paix de l’âme si douce et si réconfortante qu’ils pouvaient tranquillement prendre leurs distances pour décider s’ils voulaient vivre ou mourir. Réalité ou bien hallucination, bon nombre affirmaient également s’être dédoublés pour contempler le spectacle de leur propre corps.
Elle savait désormais de quoi ils parlaient à présent et nul mot n’aurait pu le décrire. C’était merveilleux ; et c’était étrange.
Ils la croyaient morte mais elle savait qu’elle ne l’était pas ; pas encore. Cela ne saurait tarder car elle avait cessé de respirer. Son cœur s’arrêta et elle attendit l’ultime expérience avec ce qui aurait pu passer pour de la curiosité amusée : « Je sais quel effet cela fait d’être ; quel sera celui de ne pas être ? Est-ce qu’on se dissocie, est-ce qu’on s’éteint progressivement ou bien disparaît-on purement et simplement ? Y aura-t-il des trompettes et des harpes, des flammes et du soufre, une renaissance ou bien le simple bruit de fond de l’hydrogène des espaces intergalactiques glacés ? Est-ce qu’il n’y aura rien ? Et dans ce cas, qu’est-ce que rien ? »
Son corps ne la soutenait plus. Comme il était bon de se sentir libre, de dériver dans l’espace et le temps, puis de se retourner pour contempler la scène figée derrière soi. « Ils ne devraient pas pleurer. Enfants, réjouissez-vous pour moi…»
Et là, c’était Cirocco, assise, patiente, sur son tas de pierres. Elle avait le bras en écharpe. C’était bon d’avoir une amie.
Toute la première partie de son existence, Gaby avait bien failli mourir sans en connaître et cela aurait été pis que n’importe quel enfer. « Merci, Rocky, d’avoir été mon amie…»