« On dirait que le sol est sec, murmura Robin.
— J’ai peine à le croire. »
Ils étaient dissimulés à l’abri de la courbure du mur en spirale et regardaient vers le bas, vers ce qui devait être – et ils avaient du mal à le croire – leur terminus. Tout du long, ils s’étaient attendus à trouver un lac d’acide avec Téthys en sûreté au beau milieu. Et à la place, ils voyaient ce qui se révélait être la marque de hautes eaux – ou plutôt de « hauts acides » – à dix mètres seulement de l’endroit où ils se tenaient, suivie d’une section de sol dénudé. Téthys elle-même demeurait invisible derrière le virage.
« Ce doit être un piège, dit Robin.
— Sûr. Faisons demi-tour, et remontons. »
Robin pinça les lèvres, ses yeux se mirent à flamboyer puis elle se détendit et parvint même à esquisser un sourire.
« Eh, je ne sais pas comment dire ça… nous nous bouffons le nez depuis ce qui me paraît une éternité… mais si jamais ça tournait mal… je veux dire que…
— Qu’on se sera bien marrés ? suggéra Chris.
— Je ne dirais pas les choses comme ça. Bon sang…»
Elle lui tendit la main. « Mais ce fut rudement chouette de t’avoir connu. »
Il lui serra brièvement la main dans les deux siennes.
« Pour moi aussi. Mais n’en dis pas plus. Chaque mot risque de sonner plutôt bizarrement plus tard ; si jamais nous en réchappons. »
Elle rit. « Je m’en fiche. Je ne t’aimais pas quand on est partis mais ne t’en formalise pas : je ne crois pas avoir jamais aimé personne. Je t’aime bien à présent et je voulais que tu le saches. Pour moi, c’est important.
— Je t’aime bien, moi aussi », et il toussa nerveusement. Ses yeux quittèrent les siens et quand il se força à la regarder de nouveau, elle avait déjà détourné le regard. Il relâcha sa main, ressentant ce qu’il aurait voulu dire sans être capable de l’exprimer.
Il se tourna vers Valiha et commença à lui parler avec calme. Il savait mieux s’y prendre qu’elle : il ne parlait de rien de précis et laissait la mélodie de sa voix l’apaiser avec ce langage qu’ils avaient en commun. Peu à peu, il insinuait à ses paroles un sens, les répétait en lui indiquant ce qu’elle devait faire mais sans insister pour ne pas déclencher une terreur toujours présente. Il lui parlait de remonter vers le soleil.
Un fatalisme étrange avait envahi Valiha durant le dernier kilomètre. Elle s’arrêtait moins souvent mais progressait avec plus de lenteur. Elle semblait comme droguée. À un moment, Chris aurait juré qu’elle dormait debout. Elle luttait pour garder les yeux ouverts. Il supposa que c’est ainsi chez les Titanides s’exprimait la peur ou du moins ce qui pour elles en tenait lieu. Maintenant qu’il y repensait, il n’avait jamais vu de Titanide manifester ce qu’il considérait comme de la peur, ni devant les esprits-de-sable, ni même au fin fond de cet escalier ténébreux. Apparemment, elle ne craignait pas Téthys d’une manière compréhensible pour Chris. À la place, s’était d’abord manifestée une répulsion, comme si une force physique tendait à l’écarter de Téthys. Elle s’était montrée incapable de fournir une explication à la plupart de ses actes ; lorsque avec Robin, ils ne la poussaient pas à descendre, elle remontait, tout bonnement ; aussi inexorablement que monte l’air chaud. Cette force avait disparu et s’y était substitué cet engourdissement, tant physique que mental. Son esprit travaillait laborieusement, ses sens étaient émoussés et son corps semblait presque se recroqueviller.
« Dans un moment, nous… Valiha, écoute-moi ! » Il devait la claquer pour attirer son attention. Et il avait l’impression qu’elle le sentait à peine. « Valiha, il nous faut accomplir cette partie du trajet au plus vite. Cela ne fait que quelques centaines de marches. Je ne crois pas que nous aurons le temps de nous arrêter pour nous reposer comme jusqu’à maintenant.
— Pas de repos ?
— J’ai bien peur que non. Ce que nous allons faire, c’est descendre en vitesse les dernières marches en restant près de la paroi – tiens-toi près de moi, c’est moi qui longerai le mur –, puis pénétrer dans le tunnel. Une fois là, nous serons sur le chemin de la remontée et de la sortie. Est-ce que tu comprends, Valiha ? Pour commencer à remonter, il faut juste redescendre encore un peu, rien qu’un petit peu, c’est tout et tout ira bien. Tu as compris ? »
Elle hocha la tête mais Chris était loin d’être convaincu. Il faillit poursuivre ses explications mais s’aperçut que c’était bien inutile. Ça marcherait ou ça ne marcherait pas. S’il avait dû parier, il aurait joué son argent contre eux.
Ils entreprirent l’ultime descente la main dans la main. Ils ne furent pas longs à déboucher de la courbe du corridor pour se trouver en présence de Téthys, assise, immobile, au milieu de son bain d’acide, tout comme précédemment Crios. En fait, Chris n’aurait pu distinguer l’une de l’autre. Il espérait bien que ce qu’il ne pouvait encore voir était également identique. Il ne le saurait qu’au moment où ils déboucheraient sur le sol même de la salle.
« Qu’est-ce qui t’a retardée, Sorcière ? »
La voix l’avait frappé comme un coup de poing. Il dut s’arrêter pour prendre une profonde inspiration. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas remarqué à quel point il pouvait être tendu. Son cœur martelait et sa respiration était haletante. Par chance, Valiha avançait toujours. Tous trois, ils continuèrent leur approche. Ils n’avaient plus que dix marches devant eux.
« Je savais que tu étais là-haut, bien entendu, reprit Téthys. Je crois comprendre que tu as rencontré quelques difficultés. Maintenant, j’espère que tu ne m’en tiens pas rigueur car je n’y suis absolument pour rien et tu peux t’en prendre à Gaïa pour cela. »
La voix de Téthys était analogue à celle de Crios : c’était le même ronronnement atone, inhumain ; indistinct et sans source. Et pourtant, elle avait quelque chose de méprisant et d’impérieux qui vous glaçait les sangs.
« Alors, tu as amené Gaby avec toi. Je commençais à désespérer de jamais la rencontrer. On a eu du mal à faire affaire avec Crios, pas vrai ? Et vous, mademoiselle Plauget ?
Pourtant, on ne vous a jamais vue par ici ; je me demande bien pourquoi. » Robin se pencha devant Valiha, l’air ébahi. « Chris, murmura-t-elle. Ce foutu machin est myope ! » Chris lui fit une signe de main frénétique, craignant, s’il parlait, de rompre le charme : Téthys ne confondrait pas leurs voix.
« Que s’est-il passé ? » demanda Téthys, confirmant ainsi ses craintes. « Pourquoi ne pas parler à voix haute ? Est-il poli de me faire attendre si longtemps pour faire ensuite des messes basses lorsque vous êtes ici ? Je hais les secrets ! »
Ils avaient maintenant gagné le plancher de la salle et Chris aperçut les deux tunnels qu’il avait déjà remarqués chez Crios – l’un dirigé vers l’est et l’autre vers l’ouest. Tout ce qu’il restait à faire à présent, c’était de franchir les soixante ou soixante-dix mètres menant au tunnel est. Chris tapota nerveusement l’arme inhabituelle qu’il avait ôtée des sacoches de Valiha. Son contact dur et froid était rassurant tandis qu’il faisait courir son pouce sur les deux pointes acérées.
« Je reconnais que je n’avais pas saisi jusqu’à maintenant tes raisons d’amener ici une telle créature, dit Téthys. Cela aurait dû me paraître évident, n’est-ce pas ? »
Chris ne pipa mot. Ils n’étaient plus qu’à dix mètres de l’entrée du tunnel et continuaient d’avancer.
« Je commence à m’impatienter, reprit Téthys. Tu as beau être la Sorcière, il y a des limites. Je parle de la Titanide. Quelle attention de ta part d’avoir apporté le dîner ! Viens par ici, Valiha ! »