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Valiha s’immobilisa et tourna lentement la tête. Pour la première fois, elle regarda Téthys. Chris n’attendit pas de voir ses réactions. Il serra avec fermeté le large croc sorti de la trousse de sculpture de Valiha, recula d’un pas et l’enfonça avec décision dans le gras de la croupe de la Titanide. Durant un horrible instant, il n’y eut aucune réaction puis Valiha démarra si vite qu’on la vit à peine. Il entrevit le bout de sa queue qui disparaissait dans le tunnel, entendit un hurlement et le claquement des sabots puis tous les autres bruits furent noyés sous un sifflement perçant.

Ils se retrouvèrent dans le tunnel, talonnés par une vague de chaleur et par un vent grandissant. Des fumerolles suffocantes les entouraient : Téthys emplissait son lac aussi vite qu’elle pouvait. Le sol sur lequel ils couraient semblait plat : lorsque la nappe d’acide déborderait des douves, elle les suivrait. Ils furent rejoints dans leur fuite par des créatures voletantes analogues à des chauves-souris. À leur luminescence orangée, Chris reconnut les animaux qui avaient éclairé leur longue descente et il fit le vœu qu’ils peuplent également les tunnels. Quelles que fussent ces créatures, elles ne semblaient pas apprécier plus que lui les vapeurs d’acide.

Une partie de son esprit nota qu’il s’était trouvé un point de supériorité par rapport à Robin : il courait plus vite. Elle était en queue et il dut réduire l’allure pour lui permettre de le rattraper. Ils toussaient tous les deux, ses yeux larmoyaient mais les émanations étaient désormais moins denses.

Il l’entendit hoqueter et tomber. Ce fut seulement après s’être arrêté pour faire demi-tour qu’il entendit goutter un liquide qui ne devait certainement pas être de l’eau. Durant un bref instant de panique, il faillit s’enfuir mais il se hâta plutôt vers la jeune fille et vers le bruit croissant de la vague d’acide qui approchait. L’obscurité était maintenant presque totale car les créatures luminescentes, moins altruistes que lui, ne les avaient pas attendus.

Il lui rentra dedans. Pourquoi avait-il cru qu’elle aurait besoin de son aide pour se relever ?

« Cours donc, idiot ! » glapit-elle et, certes, il courut, mais derrière, cette fois, dans la pâle et lointaine lueur jetée par les créatures volantes qui faisaient un halo autour de son ombre en mouvement.

« Combien de temps penses-tu qu’il va falloir courir encore ? lui jeta-t-elle par-dessus l’épaule.

— Jusqu’à ce que je n’entende plus le ressac de l’acide derrière moi.

— Très bon plan. Tu crois qu’on va distancer les vagues ? Est-ce qu’elles se rapprochent ?

— Peux pas dire. Faudrait que je m’arrête pour écouter.

— Alors, on ferait mieux de continuer à courir jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus.

— Très bon plan. »

* * *

Il semblait improbable que les oiseaux-luire aient pu voler plus vite ; ils avaient pourtant l’air plus lointains que jamais. C’est donc que Robin et lui avaient ralenti l’allure. Sa respiration se faisait rauque et haletante et il souffrait d’un point de côté. Mais il ne percevait toujours aucune élévation du sol. Pour autant qu’il sache, ils pouvaient fort bien se trouver encore plus bas que le plancher de la grotte de Téthys. Celle-ci restait donc tout à fait capable de submerger sur toute sa longueur ce que Chris espérait avec ferveur être un tunnel de trois cents kilomètres rejoignant Téthys à sa sœur Théa. Mais il restait évidemment possible que ce tunnel ne menât pas du tout à Théa. Il pouvait même s’achever à tout moment. Il pouvait se mettre à descendre, révélant alors aux fugitifs qu’ils avaient cherché leur salut dans une vulgaire vidange pour le trop-plein d’acide. Mais ils n’avaient pas d’autre choix que de courir. Si le tunnel était un cul-de-sac, Valiha y arriverait la première et ils ne l’avaient pas encore rattrapée.

« Je crois… que ça… remonte. Pas… toi ?

— Peut-être. Mais… pour combien de temps ? »

Par-devers soi, Chris n’avait pas l’impression d’avoir gagné la moindre hauteur mais si d’imaginer qu’elle grimpait pouvait aider Robin à mettre un pied devant l’autre, il n’y voyait aucun inconvénient.

« Je ne… tiendrai… plus longtemps. »

« Moi non plus », songeait-il. L’obscurité était désormais presque complète. Le sol n’était plus aussi régulier qu’auparavant, ce qui accroissait les risques de chute. Dans ces conditions, se relever devenait toute une affaire.

« Encore un effort », souffla-t-il.

Ils se heurtèrent, s’écartèrent, se heurtèrent encore. Lorsque Chris s’écarta vers la droite, son épaule frôla la paroi invisible du tunnel. Titubant les mains tendues devant lui, il était incapable de dire si la lueur qu’il suivait, apparemment à des kilomètres devant, était réelle ou due simplement à la Persistance rétinienne. Il craignait de s’écraser contre le mur si jamais le tunnel faisait un coude. Puis il se rendit compte qu’ils progressaient à présent avec une telle lenteur qu’une collision serait sans aucun danger.

« Stop ! » dit-il en se laissant tomber à genoux. Quelque part devant, Robin haletait et toussait.

Durant une période indéterminée, il ne se soucia plus que l’acide pût ramper dans le tunnel derrière lui. La joue posée contre la pierre froide du sol, il s’abandonna. Seuls ses poumons continuaient à travailler, sur un rythme régulièrement décroissant. Il avait la gorge brûlante et sa salive, rare, était si épaisse qu’il devait la cracher en longs filets gluants. Il finit par lever la tête, poser les paumes sur le sol, s’agenouiller et, faisant appel à toute sa volonté, retenir sa respiration quelques secondes afin d’écouter. En vain : le sang bourdonnait à ses oreilles et Robin, proche à le toucher, continuait de haleter et de suffoquer bruyamment. Peut-être aurait-il perçu l’approche de l’acide s’il avait déferlé comme une vague mais ce n’était pas le cas : s’il continuait de monter, ce serait en silence. Il tendit la main et toucha l’épaule de Robin.

« Allez. On ferait mieux de repartir. »

Elle gémit mais se leva en même temps que lui. Elle chercha sa main à tâtons et ils se mirent en marche. Il avait l’épaule qui frottait contre la paroi de droite ; ils continuèrent ainsi, Chris effleurant d’une main la pierre froide et serrant de l’autre la chair chaude.

« Nous devons monter, finit par dire Robin : sinon, on aurait été lessivés depuis un bon bout de temps.

— C’est également mon avis. Mais je n’y mettrais pas ma main au feu. Il faut continuer à avancer jusqu’à ce qu’on trouve de la lumière. »

Ils continuèrent donc et Chris se mit à compter leurs pas, sans bien savoir pourquoi. Il se dit que c’était sans doute plus facile que de songer à ce qui pouvait les attendre.

Après plusieurs centaines de pas, Robin se mit à rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Je sais pas. Je… je crois que je viens juste de m’en rendre compte mais… on y est arrivés ! » Elle lui étreignit la main.

Chris était étonné par sa réaction : il était sur le point de lui faire remarquer qu’ils étaient loin d’être sauvés, que devant eux la route était certainement parsemée de pièges qu’ils ne pouvaient même pas imaginer lorsqu’il fut envahi par une émotion d’une intensité comme il n’en avait jamais connue. Il comprit qu’il souriait à belles dents.

« Bon sang, mais c’est que t’as raison ! »

Maintenant, ils riaient tous les deux. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent de grandes claques dans le dos en se congratulant avec bruit. Il la serra très fort, incapable de se retenir, mais elle ne fit aucune objection. Et presque aussi brusquement, il se retrouva en train de pleurer, tout en continuant de sourire. Ni l’un ni l’autre ne parvenait à maîtriser la rapide succession d’émotions due au relâchement d’une tension insoutenable. Ils prononçaient des paroles incohérentes. Ils finirent par se calmer, restant toujours debout accrochés l’un à l’autre et se balançant doucement en essuyant leurs larmes.