Après ces émotions, il redoubla de prudence et ne tarda pas à s’en féliciter : réagissant plus par instinct que par réflexion, il se surprit à tendre la main pour immobiliser Robin. Lorsqu’ils reprirent précautionneusement leur progression, ils virent qu’elle avait frôlé à moins d’un mètre un précipice qui en faisait bien trente ou quarante.
« Merci », dit hâtivement Robin.
Il opina, distrait par une lueur sur sa gauche. Il essayait en vain d’en discerner l’origine lorsqu’il entendit le bruit : quelqu’un chantait.
Ils se dirigèrent vers la lumière. À mesure, des détails émergeaient de cet infini d’ombres grises et noires. Des taches informes devenaient des rochers, des treillis sombres semblables à des toiles d’araignée révélaient des lianes maigres et des arbrisseaux. Et cette lumière semblait vaciller comme une chandelle. Ce n’en était pas une mais la lampe qu’avait dans sa sacoche Valiha lorsqu’elle avait pris la fuite. Un dernier éclair de compréhension lui révéla que l’une des silhouettes près de la lumière n’était autre que Valiha elle-même. Elle était allongée sur le flanc, à vingt mètres du fond du petit canyon, côté opposé.
Il l’appela.
« Chris ? Robin ? leur cria-t-elle. C’est vous ! Je vous ai retrouvés ! »
C’était une curieuse façon d’envisager les choses mais il se garda d’en rien dire. Il descendit la pente avec Robin puis remonta jusqu’à la hauteur de la Titanide. L’endroit semblait plutôt bizarrement choisi pour s’y reposer : vingt mètres plus bas, elle aurait été sur le plat. Il s’était bien douté que quelque chose ne tournait pas rond et maintenant il en avait la certitude. Dans un éclair de frayeur, il eut la vision de Psaltérion mourant, gisant sur le sol imbibé de son sang.
Arrivés à sa hauteur, ils découvrirent à la lueur de la lampe son visage maculé de sang séché. Elle renifla bruyamment et se passa la main sur la lèvre supérieure.
« J’ai bien peur de m’être cassé le nez », leur dit-elle.
Chris dut détourner les yeux : Elle s’était cassé le nez, mais aussi les deux jambes de devant.
36. En avant !
Tranquillement assise à vingt mètre de là, Robin écoutait Chris engueuler la Titanide : peu après qu’il eut déterminé la gravité de ses blessures, celle-ci lui avait en effet suggéré de mettre plutôt un terme à ses souffrances. Chris avait explosé.
Son corps se faisait plus pesant à chaque minute. Bientôt, elle ne ferait plus qu’un avec le roc et les ténèbres. Ce serait un soulagement : la fin d’une frustration. Elle comprenait à présent que son accès d’ivresse après avoir échappé à Téthys était une erreur : elle ne s’en sortirait pas une deuxième fois.
Mais elle pouvait constater que Chris n’avait pas l’intention de se laisser abattre. Il persistait à croire qu’il y avait quelque chose à faire. Il venait vers elle à présent et elle était presque sûre qu’il allait encore élaborer de nouveaux plans.
« Tu t’y connais en secourisme ?
— Je sais faire un pansement. »
Il fit une grimace. « C’est à peu près pareil pour moi. On va pourtant devoir en faire plus. J’ai trouvé ceci. » Il ouvrit la trousse de cuir qu’il portait. Les rabats se déplièrent dans tous les sens en révélant des rangées de poches et de compartiments. La lampe accrochait l’éclat du métal : scalpels, pinces, seringues, aiguilles, tout un attirail de chirurgien amateur, aligné dans un ordre parfait. « L’une d’elles devait savoir se servir de tout ce fourbi sinon elles ne l’auraient pas apporté. D’après Valiha, Hautbois en avait encore plus. Ce matériel m’a tout l’air d’être suffisant pour pratiquer de petites interventions.
— Si tu sais ce que tu fais. Valiha doit-elle être opérée ? »
Chris avait l’air à la torture.
« Elle a plus ou moins besoin d’être raccommodée. Les deux fractures sont au niveau du… quel est le terme, pour un cheval ? Entre le genou et la cheville. Je crois qu’un seul os est fracturé dans la jambe droite mais elle ne peut quand même pas s’en servir ; quant à la gauche, c’est pire : tout le poids a dû porter dessus. Les deux os se sont brisés et l’un des morceaux pointe à travers la peau. » Il avait saisi un mince livret.
« Ils disent là-dedans que c’est une fracture ouverte et qu’en général, le problème est dans ce cas de lutter contre l’infection. Il va nous falloir remettre les os, nettoyer la blessure et recoudre le tout.
— Je n’ai pas franchement envie d’entendre les détails. Tu t’en occupes et une fois que tu auras pigé, tu m’appelles et tu me dis ce qu’il faut faire : je le ferai. »
Il resta un moment sans répondre. Quand elle leva les yeux, elle s’aperçut qu’il la dévisageait avec insistance.
« Quelque chose ne va pas ? » lui demanda-t-il.
Elle n’eut même pas le cœur de rire. Elle faillit lui rappeler qu’ils étaient perdus dans l’obscurité à cinq kilomètres sous terre, presque sans vivres et pratiquement sans aucune lumière, avec à l’est et à l’ouest des demi-dieux fous et au milieu un compagnon blessé trop lourd pour être transportable même s’ils avaient su d’abord comment se tirer de là. Mais à quoi bon lui gâcher sa journée ? D’ailleurs, ce n’était pas ça qu’il avait voulu dire et elle le savait et elle était certaine qu’il le savait aussi mais elle n’avait pas pour autant envie d’en discuter. Pas tout le temps.
Alors, elle haussa les épaules avec lassitude et regarda ailleurs.
Il continua de l’observer un long moment – elle avait vraiment l’impression de sentir peser sur elle son regard et puis, comment aurait-il pu ne pas savoir ? –, puis il se pencha et de la main lui effleura le genou.
« On s’en sortira, lui dit-il. Il suffit de serrer les coudes et de s’occuper l’un de l’autre.
— Je n’en suis pas si sûre », répondit-elle mais elle se dit qu’après tout il ne savait peut-être pas. Tant qu’elle avait cru qu’il s’en doutait, elle l’avait craint. À présent, son apparente ignorance soulevait en elle un sentiment de dédain. Se pouvait-il que sa vigilance eût été inutile ? Personne ne pouvait-il donc lire en elle ? Elle sentit que se retroussait le coin de sa lèvre, du côté de son visage resté dans l’ombre : vivement, elle se dissimula derrière sa main. Une vague brûlante d’anxiété la submergea, la laissant couverte de sueur. Que lui arrivait-il ? Ça ne faisait même pas mal. Il n’était pas difficile de ricaner en gardant la bouche close. Cet édifice de l’honneur, soigneusement bâti durant toute une vie pouvait-il donc être balayé avec une telle aisance ? Chris à présent s’était relevé et s’éloignait pour retourner soigner Valiha : une fois qu’il serait parti, son secret serait sauf.
Un grondement sourd envahit ses oreilles. Quelque chose dégoulinait de son menton. Elle se contraignit à décrisper la mâchoire et sentit une douleur cuisante lorsque l’air vint en contact avec la morsure toute fraîche sur sa lèvre.
« C’est pas vrai ! » Elle avait été incapable de retenir ces mots mais lorsqu’il se tourna, attendant qu’elle poursuive, elle dut réfléchir pour trouver quelque chose, pour faire comme si de rien n’était, comme si elle n’avait jamais rien dit.
« Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?
— Ce n’est pas… ce… je n’ai jamais dit… c’est toi qui n’as pas…» Brusquement, elle se sentait vraiment mal. Elle se surprit à contempler stupidement la poignée de cheveux qu’elle tenait dans le poing. Des cheveux de la même couleur que les siens. Elle était tombée à genoux et Chris était à ses côtés, un bras passé par-dessus son épaule.