« Ça va mieux à présent ?
— Nettement mieux. Là-haut, avec ce feu et toutes ces choses dans le sable qui vous mordent sans qu’on les voie jamais parce qu’elles vivent dans la mer, même qu’elles me couraient après et que je pouvais pas m’échapper mais j’ai trouvé un moyen que personne ne connaît parce que d’abord ça m’arrive tout le temps et que j’y peux rien et puis d’abord j’ai pas du tout envie de rien faire je veux juste m’en aller à cause qu’elles mordent et qu’on peut pas les voir même que c’est pas juste et que je les déteste parce qu’elles vivent au fond tout au fond de la mer. »
Elle se laissa mener. Il la conduisit vers un endroit plat, y déroula le sac de couchage et l’aida à s’étendre dessus. Son regard était perdu dans le néant.
Ne sachant plus que faire ensuite, il la laissa pour retourner auprès de Valiha.
Robin l’entendit approcher quelque temps après.
Elle ne s’était pas assoupie et elle n’avait rien perdu de ce qui se passait alentour.
Elle fit jouer ses doigts et constata qu’ils se pliaient sans difficulté : ce n’était donc pas une crise. Et pourtant, elle ne se sentait pas du tout dans son état normal. Elle avait entendu geindre Valiha et la chose ne lui avait fait aucun effet. À plusieurs reprises la Titanide avait hurlé de douleur mais elle n’aurait su dire combien de fois ; ses cris n’avaient pas été séparés par des intervalles de temps rationnels. Elle était incapable de savoir si elle avait pleuré ou bien si les larmes étaient encore du domaine du futur. Elle ne pouvait l’expliquer et d’ailleurs ne cherchait pas à le faire.
« As-tu encore envie de bavarder ? lui demanda-t-il.
— Je ne sais pas.
— Je n’ai pas très bien saisi tout ce que tu as raconté tout à l’heure mais cela semblait avoir de l’importance pour toi. Tu veux essayer encore ?
— Ce n’était pas une crise.
— Tu veux dire que…
— Tu sais ce que je veux dire.
— Quand on était coincés ? Là-haut dans le désert ?
— Oui.
— Tu pouvais vraiment bouger ? Tu faisais semblant ? C’est ça que tu veux dire ?
— C’est exactement cela. »
Elle attendit mais il ne parla pas. Lorsqu’elle le regarda, il se contenta de continuer à l’observer, assis. Elle aurait voulu qu’il se comporte autrement. Elle était bien décidée à ne plus dire un mot.
« Non. Ce n’est pas ce que je veux dire, finit-elle par admettre.
— Tu pouvais parler, observa-t-il.
— Alors, tu savais donc ! C’était juste pour… pourquoi ne pas avoir…» Elle s’était rassise mais il la repoussa doucement sur le sac de couchage. Elle résista un moment puis se laissa faire.
« J’avais bien remarqué que tu pouvais parler, lui dit-il sur un ton raisonnable. J’ai trouvé cela bizarre. D’accord ?
— D’accord, dit-elle en fermant les yeux.
— Alors qu’avant, tu en étais incapable, ajouta-t-il comme elle demeurait silencieuse. Les autres fois, je veux dire. Tu baragouinais.
— C’est parce que lors d’une crise, tous mes muscles volontaires sont affectés. C’est pourquoi là-haut, quand j’ai été paralysée, j’ai tout de suite su que ce n’en était pas une. C’était autre chose. » Elle attendit qu’il le dise pour elle puisqu’il était apparemment en droit de porter l’accusation mais il ne semblait pas disposé à le faire.
« C’était la trouille, reprit-elle.
— Non ! Tu m’en diras tant ! »
Elle le foudroya du regard. « Ça n’a rien de drôle pour moi.
— Désolé. Je me marre toujours à contretemps. Bon, qu’est-ce que tu veux ? Je suis abasourdi, tu me fais honte, je n’aurais jamais cru que tu puisses te montrer trouillarde à ce point et je suis mortifié d’avoir cru rencontrer, bien à tort, un être humain sans peur et sans reproche.
— Est-ce ce tu vas déguerpir et me foutre enfin la paix ?
— Pas avant que tu aies entendu le diagnostic de l’aspirant chirurgien, apprenti psychologue.
— Si ce doit être aussi drôle que tes dernières répliques, tu pourrais me l’épargner.
— Ah ah ! Un signe de vie !
— Est-ce que tu vas te barrer ?
— Faudra que tu m’y forces. Écoute, il y a quelques jours, tu m’aurais étripé si j’avais prononcé un seul mot de ce que j’ai dit tout à l’heure. Ça me turlupine de te voir rester couchée là et tout encaisser passivement. Il te faut quelqu’un pour te redonner ton amour-propre et je suppose que ce doit être moi.
— Est-ce là ton diagnostic ?
— En partie, je suppose. Déficience maligne d’amour-propre. Et peur d’avoir peur. C’est de la phobophobie, Robin. »
Elle était sur le point de rire ou de pleurer et n’avait envie de faire ni l’un ni l’autre.
« Vas-tu en terminer avec ce que tu as à me dire et me laisser tranquille, s’il te plaît ?
— Tu as dix-neuf ans.
— Je n’ai jamais dit le contraire.
— Ce que je veux te faire comprendre, c’est que tu as beau te croire endurcie, tu as eu beau croire que tu l’étais, tu n’as pas assez vécu pour avoir subi beaucoup d’épreuves. Tu as débarqué à Téthys en croyant que rien ne pouvait te faire peur et tu t’es gourée. T’as pissé dans ton froc, t’as dégueulé et tu t’es mise à chialer comme une môme.
— J’ai toujours apprécié ta délicatesse envers moi.
— Il serait temps que quelqu’un te mette le nez dessus : tu as passé le plus clair de ton existence avec ces crises sans y avoir jamais vraiment fait face.
— Je n’y ai jamais cédé, en tout cas.
— Bien sûr que non. Mais tu n’es pas arrivé non plus à t’y faire. C’est à peine si tu veux bien admettre leur existence. Au Covent, tu montais la garde devant des appareillages vitaux et, ce faisant, tu mettais en danger tout ton univers et toutes tes sœurs.
— Comment as-tu…» Elle porta la main à sa bouche et se mordit le doigt en attendant que se dissipe en partie le feu de la honte.
« Tu parles dans ton sommeil, expliqua-t-il. Robin, on interdit aux épileptiques de piloter les avions. Parce que ce ne serait pas correct pour ceux sur qui l’appareil pourrait dégringoler. »
Elle soupira puis finit par opiner d’un hochement de tête saccadé.
« Je ne discuterai pas avec toi. Mais quel rapport avec ce qui s’est produit dans le désert ?
— Tout, à mon avis. Tu as découvert quelque chose de déplaisant sur ton propre compte. Tu as eu la trouille, tu t’es bloquée. Et tu as réagi de la même façon que durant tes crises, c’est-à-dire sans réagir du tout. Je rectifie : tu t’es coupé le doigt. Que vas-tu te couper cette fois-ci ? Si t’étais un homme, j’aurais bien une suggestion macabre mais j’ignore ce qui tient lieu chez la femme de glande héroïque. As-tu une idée quelconque ? J’apprends la chirurgie : un peu de pratique me ferait du bien. »
Elle avait horreur de l’entendre parler ainsi. Elle aurait simplement voulu qu’il se taise et s’en aille. Loin, très loin. En elle bouillait une colère incroyable, la pression montait inexorablement : s’il ne se dépêchait pas de partir, elle allait sûrement exploser et le tuer. Et pourtant, elle n’était même pas capable de le regarder en face.
« Alors, que dois-je faire, selon toi ?
— Je te l’ai déjà dit : voir les choses en face. Reconnaître ce qui t’est arrivé, admettre que tu n’en es pas fière et que ça peut se reproduire. On a vraiment l’impression que tu essaies de faire comme si rien ne s’était passé et comme tu n’y parviens pas, tu préfères rester en plan, incapable d’agir. Dis-toi que tu as eu la trouille – une seule fois, et, qui plus est, dans une situation vraiment difficile – et repars de là. Peut-être qu’alors tu pourras commencer à chercher comment y parer la prochaine fois.