Ce ne fut pas facile mais en fin de compte il parvint à confectionner le berceau lui permettant de se reposer confortablement pendant que ses jambes guérissaient. Dénicher trois perches suffisamment longues et solides parmi les buissons rabougris qui, dans cette caverne passaient pour des arbres, ne fut pas une mince affaire mais une fois qu’il les eut trouvées, il n’eut pas de mal à monter un grand trépied. Il avait juste assez de corde pour faire l’écharpe qu’il rembourra avec l’étoffe de vêtements inutiles dans la chaleur de la grotte. Quand ce fut terminé, Valiha se hissa avec précaution à la force des mains et Chris positionna ses jambes dans les boucles. Elle se laissa glisser dans le berceau en poussant un soupir de contentement. Par la suite, elle devait passer le plus clair de son temps avec les sabots antérieurs suspendus à quelques centimètres du sol.
Mais pas tout le temps. Dans le berceau, il n’était pas possible de faire l’amour frontalement et cette activité était rapidement devenue une part importante de leur existence. Chris ne tarda pas à se demander comment il avait pu survivre si longtemps sans cela puis il comprit qu’évidemment la question ne se posait pas : il n’avait pas cessé de faire l’amour avec elle depuis le début. Il sentait maintenant qu’il aurait probablement succombé au désespoir pour se laisser dépérir et mourir de faim au milieu de l’abondance. Même le lait de Gaïa avait meilleur goût et il se demanda si la différence venait de lui et non de Sa Majesté.
Valiha n’était pas une femme : ça n’aurait rimé à rien de se hasarder à la trouver mieux ou moins bien ; elle était différente. Elle avait un vagin frontal qui se conformait à son anatomie avec une lubrique précision trop belle pour être le fruit du hasard cosmique. C’est presque s’il n’entendait pas glousser Gaïa. Quelle blague vis-à-vis de l’humanité de s’être arrangé pour que la première intelligence non humaine qu’elle rencontre fût en mesure de jouer aux mêmes jeux et avec le même équipement ! Valiha était un vaste terrain de jeux charnels, du bout de son large nez à l’extrémité de ses sabots arrière en passant par toute la surface de sa douce peau dorée et tachetée. Elle était entièrement humaine – sur une plus grande échelle – par la caresse de ses mains, la masse de ses seins, le goût de sa peau, de ses lèvres et de son clitoris. Et en même temps, elle était parfaitement inhumaine avec ses genoux saillants, les muscles lisses et fermes de son dos, de ses hanches et de ses cuisses, et avec l’imposante saillie de son pénis lorsqu’il émergeait, humide et glissant, de son fourreau. Lorsqu’il l’embrassait dans le creux derrière ses oreilles d’âne si expressives, elle avait une odeur humaine.
Il eut au début du mal à admettre la présence de la plus grande partie de son corps. Il essaya bien de faire comme si elle n’existait que de la tête au pubis, en ignorant la surabondance sexuelle qu’elle contenait. Mais Valiha lui fit découvrir en douceur les surprenantes possibilités de ses deux autres tiers. Ses hésitations étaient partiellement attribuables à ce Préjugé latent qu’il avait combattu lorsqu’il le rencontrait chez les autres, sans s’apercevoir qu’il le partageait également : une partie de son corps était chevaline, cela voulait donc dire qu’elle était partiellement cheval et on ne devait pas avoir de rapports avec les animaux. Il dut se débarrasser de tout cela. Il découvrit que c’était étonnamment facile : par bien des côtés, elle était moins chevaline que lui n’était simiesque. Une autre barrière avait également été dès le début soulevée par Valiha elle-même : elle était androgyne – quoique gynandre eût été le plus approprié de ces deux termes non prévus pour le cas des Titanides. Chris n’avait jamais été homosexuel. Valiha lui fit comprendre que cela ne signifiait rien lorsqu’ils faisaient l’amour ensemble. Elle était tout à la fois et que ses organes antérieurs fussent aussi énormes ne changeait rien à l’affaire. Chris avait toujours su que le coït n’était qu’une faible part de l’acte d’amour.
Les béquilles titanides étaient de longues et robustes cannes munies d’appuis rembourrés pour les aisselles, peu différentes de leurs homologues en usage chez les hommes depuis des millénaires. Chris n’eut donc aucun mal à en confectionner une paire.
Au début, Valiha ne marcha qu’une cinquantaine de mètres avant de revenir vers la tente après s’être reposée. Mais bientôt elle se sentit capable d’aller plus loin. Chris plia la tente et prit tout le barda sur son dos. La charge était volumineuse, en particulier à cause des mâts du trépied. Il n’y serait jamais parvenu sans cette faible pesanteur. Et même avec cet avantage, c’était dur.
Valiha progressait en roulant les épaules, levant tour à tour ses béquilles puis faisant suivre ses postérieurs. Ce mouvement engendrait une contrainte inhabituelle au niveau des épaules, de la partie humaine de son dos et de la courbure à angle droit de son épine dorsale. Chris n’avait aucune idée de l’agencement du squelette dans cette zone ; la seule chose dont il était sûr était que sa structure vertébrale devait être fort différente de la sienne pour lui permettre de tourner complètement la tête ou d’exécuter quelques-unes des contorsions improbables dont il avait pu être le témoin. Mais elle lui ressemblait assez pour attraper des tours de rein. Chaque fin d’étape la voyait grimaçant de douleur. Les muscles au creux de son dos étaient raides comme des câbles tendus. Malgré les efforts de Chris, les massages ne suffisaient pas. Pour lui procurer quelque soulagement, il dut finalement la marteler de ses poings comme s’il attendrissait de la viande.
Ils s’endurcirent même s’ils savaient l’un et l’autre que la tâche n’allait pas devenir plus facile. Ils allongèrent progressivement chaque étape jusqu’à un maximum que Chris estima à un kilomètre et demi. Chaque jour, ils passaient le long des nombreuses marques laissées par Robin lors de son avance. Il était impossible de savoir de quand elles dataient et il était inutile de discuter de ce qu’ils pensaient tous les deux : de toute façon, elle aurait dû revenir avec des secours depuis fort longtemps.
Ils s’acharnaient et chaque jour la question grandissait dans leur esprit :
Où était passée Robin ?
38. Bravoure
Il ne s’agissait même plus d’admettre que Chris avait eu raison : Robin le savait ; elle l’avait su depuis le début. Ça ne rimait à rien de faire cavalier seul dans un endroit comme celui-ci.
À nouveau, elle essaya de mouvoir le bras. Avec quelque résultat, cette fois-ci : un doigt frémit légèrement et elle sentit quelque chose de rêche en dessous. Elle déglutit avec précaution. Pour noyer dans la salive encore une de ses perpétuelles crises de frousse. Ça pouvait arriver. Et même pire encore. Dans ce cas, elle était bonne pour rester à jamais dans les ténèbres et même si la majeure partie du temps devait passer dans un tranquille nirvâna, les toutes premières semaines Promettaient d’être épouvantables.
Ça faisait drôle de s’imaginer que moins d’un an plus tôt elle avait dix ans et n’avait peur de rien. Ce n’était pas si vieux et pourtant, c’était de l’histoire ancienne pour qui, le lendemain, pouvait trébucher et trouver la mort mille mètres plus bas.
D’ailleurs, pourquoi la mort devrait-elle attendre jusqu’à demain ? Tandis qu’elle gisait désarmée, l’Oiseau de Nuit pouvait fondre sur elle et… lui faire subir le sort habituel aux sorcières désarmées.
Le souffle court, une fois encore elle se contraignit à tourner la tête des quelques centimètres qui lui permettaient de vérifier si, comme elle le craignait, l’Oiseau de Nuit n’était pas tapi sur la corniche à quelques mètres au-dessus d’elle. Une fois encore, elle ne parvint pas à le voir mais une goutte de sueur roula de son front et vint lui piquer l’œil.