« Tu étais censée siffler », se souvint-elle. Puis : « C’est ridicule. Tu as dix-neuf ans. Peut-être même vingt. Tu n’as pas eu peur de l’Oiseau de Nuit depuis tes six ans. » Malgré tout, si elle avait pu se faire toute petite, elle aurait gazouillé comme un canari.
Elle était à demi convaincue que les sons lointains qu’elle entendait pratiquement depuis avoir quitté Chris et Valiha étaient les échos de ses propres pas, le murmure assourdi des oiseaux-luire changeant de perchoir ou le bruit d’une cascade distante. Mais être à demi convaincu laisse largement la place à l’imagination et l’image de l’Oiseau de Nuit avait surgi de ses souvenirs d’enfance pour venir piailler et criailler juste derrière son dos.
Elle ne croyait pas vraiment que c’était l’Oiseau de Nuit ; même dans son état présent, elle savait bien qu’aucune créature de cette sorte n’avait jamais existé, que ce soit ici ou sur Terre. C’était une histoire que se racontaient entre elles les petites filles et rien de plus. Mais le problème avec l’Oiseau de Nuit, c’était que personne ne l’avait jamais vu. Il glissait en piqué sur ses ailes d’ombre et vous attaquait toujours par-derrière ; il pouvait changer de taille et de forme afin de se glisser dans le moindre recoin sombre, à l’aise aussi bien dans la pénombre d’une alcôve que sous une couchette ou même dans un coin poussiéreux. Quoi que ce fût, ce qui était à sa poursuite semblait jailli de ce monde de rêves. Elle ne voyait rien. De temps à autre, elle croyait entendre le raclage de serres et le claquement d’un bec sépulcral.
Robin savait que la caverne n’était pas uniquement peuplée d’oiseaux-luire, de concombres, de crevettes et de laitues sans compter les multiples espèces végétales. Il y avait aussi de minuscules lézards de verre dont le nombre de pattes variait de deux à plusieurs centaines. Ils appréciaient la chaleur et s’étaient faits de plus en plus nombreux à mesure qu’elle progressait vers l’est au point que sa première corvée matinale était de vider le sac de couchage des spécimens qui s’étaient glissés dedans. Il y avait des espèces d’étoiles de mer ainsi que des escargots dont les coquilles étaient aussi variées que des cristaux de neige. Une fois, elle avait vu un oiseau-luire se faire happer en plein vol par quelque invisible créature ailée et, en une autre occasion, elle avait trouvé ce qui pouvait aussi bien être une partie du corps protéiforme de Gaïa dénudé de sa couverture rocheuse qu’une créature aux côtés de laquelle une baleine bleue aurait fait l’effet d’un vairon. En tout cas, ce qu’elle savait, c’est que la chose était tiède et charnue, et fort heureusement assoupie.
Si toutes ces créatures pouvaient vivre dans une grotte qui n’était à première vue que kilomètres de roches stériles, pourquoi pas l’Oiseau de Nuit ? À nouveau, elle essaya de regarder par-dessus son épaule et cette fois parvint à hausser quelque peu le menton. Elle parvint bientôt à remuer les pieds. Mais même après avoir recouvré l’usage de ses membres, elle demeura longtemps immobile, les pieds presque à un mètre plus bas que la tête, pour s’assurer qu’elle se contrôlait parfaitement avant d’oser toute tentative pour remonter la pente où elle était tombée.
Lorsqu’elle bougea enfin, ce fut avec d’infinies précautions. Elle glissa à reculons sur les coudes et les talons jusqu’à ce qu’elle sente le sol redevenir horizontal et se retourna alors pour étreindre la roche tiède. La pesanteur était une chose merveilleuse lorsqu’elle vous pressait contre une surface stable mais nettement moins agréable quand elle essayait de vous déloger d’un perchoir précaire. Elle avait rarement eu l’occasion jusqu’alors de songer à la pesanteur, en tant qu’alliée ou qu’ennemie.
Lorsqu’elle eut maîtrisé ses tremblements, elle rampa jusqu’au bord de ce fossé contre lequel elle était restée de si longues heures, impuissante.
Elle avait écrasé l’un des oiseaux-luire dans sa chute. L’autre était mourant et clignotait mais il jetait encore assez de lumière pour lui permettre d’apercevoir le fond du fossé, à un mètre cinquante à peine de l’endroit où s’étaient trouvés ses pieds.
À son arrivée à Gaïa, elle se serait ri d’une telle distance. Maintenant, elle ne riait pas. Après tout, il ne fallait pas cent mètres pour se tuer, pas même dix. Un ou deux pouvaient suffire, si on tombait bien !
Elle commença par s’ausculter le corps puis vérifia son équipement. Elle ressentait une douleur aiguë au côté mais une inspection minutieuse lui révéla qu’aucune côte n’était cassée. Elle avait du sang séché sous le nez ; elle s’était cognée lorsque ses jambes s’étaient dérobées sous elle, juste avant cette terrifiante glissade dans le vide, les pieds devant. Mis à part cela, plus quelques éraflures et un ongle retourné, tout allait bien. Un inventaire de l’équipement qui lui restait après plusieurs allégements successifs ne révéla aucune perte.
La cage des oiseaux-luire était certes brisée mais elle n’avait plus aucun pensionnaire à y mettre et elle pourrait toujours en confectionner une autre avec des lianes et des roseaux dès sa prochaine étape.
Elle ne comptait plus le nombre d’occasions où elle était passée au bord du désastre et les bords étaient plus ou moins larges : même en éliminant toutes les fois où elle avait senti ses mains glisser sur la corde, même en éliminant les faux pas rattrapés, les éboulements qui ne l’avaient manquée que de quelques mètres, les sables mouvants où l’on ne s’enfonçait qu’à mi-taille, les crues subites venues de nulle part et dévalant la rigole qu’elle s’apprêtait à franchir… même en ne comptant que des occasions où elle avait effectivement ressenti l’étreinte de la mort comme une présence glaciale et maléfique, comme si sa main gluante l’avait effleurée, laissant sur son âme la marque de la peur, c’était déjà trop. Elle avait de la veine d’être encore en vie et elle le savait. Il avait été une époque où le danger l’excitait.
Plus maintenant.
Chaque jour apportait une terreur nouvelle. Elle avait eu si souvent la trouille qu’elle n’en avait même plus honte ; elle était trop abattue, trop écrasée par l’effondrement d’une personnalité qu’elle avait cru être sienne. Si elle y parvenait jamais, elle savait que celle qui sortirait de la caverne ne serait pas Robin-des-neuf-doigts mais quelque étrangère soumise.
Cela n’avait pas été facile d’être Robin mais c’était une personne qu’on respectait. Nul ne l’avait jamais bousculée. Une fois encore, elle se demanda pourquoi elle persistait. Elle sentait qu’il serait plus honorable de faire sa vie ici, hors de vue. Émerger en pleine lumière serait exposer sa honte.
Mais quelque temps après, poussée par une force incompréhensible, une force à laquelle elle aurait résisté si elle en avait su l’origine, elle se leva et reprit sa longue marche vers l’est.
Cela lui avait paru si simple lorsqu’elle l’avait expliqué à Chris et à Valiha. Elle se fraierait un chemin à travers la caverne, toujours vers l’est, et finirait par gagner Théa. Certes, il fallait supposer que la direction qu’ils baptisaient « est » était bien effectivement l’est mais si tel n’était pas le cas, elle n’y pouvait pas grand-chose.
Mais il ne tarda pas à lui apparaître qu’elle aurait d’autres suppositions gratuites à faire : Il lui fallait estimer que la caverne, large d’un ou deux kilomètres en son extrémité occidentale et d’une longueur indéterminée vers l’est, continuait à s’étendre dans cette direction. Et rien ne permettait de l’affirmer. Les points lumineux des oiseaux-luire lui permettaient de distinguer l’orientation générale du passage sur trois kilomètres dans chaque sens. Même si la direction moyenne semblait rectiligne, il y avait trop de courbes et de détours pour qu’elle en fût certaine.