Il existait une autre possibilité. Il était impossible de savoir si la caverne montait ou descendait. Ils étaient partis d’un niveau situé cinq kilomètres en dessous de la surface parce que Cirocco le leur avait dit. Elle savait d’autre part que l’enveloppe extérieure de Gaïa avait trente kilomètres d’épaisseur. Il y avait largement de quoi passer à côté de la chambre de Théa.
Deux instruments simples lui auraient évité de se perdre : En Gaïa, monter c’était devenir plus léger tandis que descendre alourdissait progressivement votre poids. Un ressort sensible convenablement taré aurait pu mesurer de telles différences. Ses propres sens ne le lui permettaient pas. L’horloge gaïenne à gyroscope aurait pu lui servir de compas puisqu’elle cessait de tourner lorsque son axe était orienté dans le sens nord-sud. En alignant l’horloge jusqu’à l’arrêt complet, puis en la tournant de quatre-vingt-dix degrés, elle eût pu distinguer l’est de l’ouest selon qu’elle repartait à l’envers ou à l’endroit. Mais ni Gaby ni Cirocco n’avaient eu besoin d’un dynamomètre à ressort lors de leurs voyages et donc elles n’en avaient pas emporté. Quand à l’horloge, elle était restée avec Cornemuse.
Elle perdit beaucoup de temps à tenter d’effectuer ces estimations avec un équipement de fortune et se retrouva dans une totale perplexité. En particulier, il aurait dû être possible de déterminer l’est et l’ouest en fonction de la chute des objets. Elle essaya bien en lâchant diverses choses au long de fils à plomb improvisés mais sans résultat concluant.
Tant et si bien qu’elle continua à l’aveuglette, perdue dans l’obscurité. Cela durait au moins depuis trois kilorevs, peut-être plus. Elle suivait la paroi nord. L’idée lui avait paru bonne jusqu’au moment où elle parvint au bout d’un cul-de-sac, pas plus de vingt étapes après son départ. Elle avait fait demi-tour en longeant le mur sud qui s’était mis à tourner sans interruption jusqu’à cent quatre-vingts degrés, lui révélant alors qu’elle avait pénétré sans s’en rendre compte dans un passage latéral. Il ne lui restait plus qu’à revenir en arrière pour rejoindre les marques qu’elle avait laissées pour guider Chris et Valiha, rayer la dernière et graver une nouvelle flèche leur indiquant le nouveau passage.
Qui, lui aussi, se termina brusquement trois nuits plus tard.
Depuis ce moment, elle avait vécu un cauchemar empli de marches interminables et de retours en arrière déprimants, progressant lentement à mesure qu’elle éliminait successivement les fausses pistes en explorant chaque passage jusqu’au bout. Un travail éreintant et dangereux. Sa plus grande peur était qu’en fin de compte il n’y ait pas d’issue et qu’après toutes ces larmes, ces déceptions, et la prise de conscience progressive qu’elle n’avait aucune idée précise de la direction où elle allait, un beau jour elle finirait par apercevoir dans le lointain le camp de Chris et de Valiha et saurait alors que tous ses efforts avaient été vains.
La possibilité se fit jour peu à peu que Chris et Valiha finiraient par la rattraper. Ça ne la gênait pas. En fait, elle se demandait souvent pourquoi elle ne s’assiérait pas pour les attendre. Ce serait chouette d’avoir un peu de compagnie. Ils lui manquaient, tous les deux… tous les trois peut-être, même. Elle se demanda à quoi ressemblerait le bébé titanide.
Plus elle y songeait et plus c’était logique : À eux trois, ils se débrouilleraient mieux qu’elle toute seule. C’était plus sûr, il n’y avait pas à tortiller. Chris partagerait en éclaireur une partie du danger, ce qui réduirait automatiquement de moitié sa part de risque.
Et chaque fois qu’elle pensait à cela, elle fonçait de l’avant avec plus de détermination que jamais. Si elle ne pouvait plus être téméraire, elle pouvait tout du moins se montrer têtue. Si elle devait affronter le fait qu’elle était trouillarde, elle affronterait également sa trouille ; pour la surmonter.
Elle pénétra dans un couloir voûté fort semblable à celui par lequel elle et Chris avaient fui. En soi, cela n’avait rien d’étrange : elle en avait exploré une centaine comme celui-ci. Mais elle en était venue à espérer si peu de son exploration qu’elle ne fut pas peu surprise de ce qui l’attendait au bout du couloir. Elle en resta pendant un moment trop abasourdie pour bouger. Une odeur désagréable flottait dans l’air : Robin regarda vaguement à gauche et à droite puis vers le bas, où une mince pellicule de liquide transparent lui léchait les orteils. Le bout de ses bottes fumait.
Elle recula d’un saut et se débarrassa en hâte de ses chaussures. Elle aurait très bien pu plonger droit dedans. Elle aurait pu y plonger la tête la première. S’en remplir les Poumons…
« Arrête ! » se dit-elle tout haut et elle sursauta en entendant le son de sa propre voix.
Il était inutile de rester plantée à se lamenter sur ce qui aurait pu se produire. Elle devait s’inquiéter de ce qui pouvait encore arriver.
« Théa ! » lança-t-elle. Mais si elle était en face de Téthys, ou de Phébé ? Elle doutait de pouvoir les distinguer, même de près, et, de là où elle se trouvait, au fond d’un couloir sombre, long de plusieurs centaines de mètres au bout duquel le cône du cerveau régional n’était qu’une tache lumineuse, il ne fallait pas y penser. Mieux valait faire demi-tour pour y repenser à tête reposée et revoir éventuellement la question plus tard…
« Théa, j’ai besoin de te parler ! »
Elle tendit l’oreille tout en surveillant le niveau de l’acide qui recouvrait le sol à quelques mètres de là. S’il faisait mine de monter un tant soit peu, elle était sûre d’en remontrer aux oiseaux-luire question fuite à tire-d’aile.
Mais la voix de Crios avait été faible – à peine audible au fond des tunnels emplis d’acide – et si celle de Théthys lui avait paru plus forte, c’était sans doute parce que la peur l’avait suspendue à ses moindres mots. Rien n’autorisait à penser que Théa pût avoir plus de voix que les autres.
Robin cria de nouveau, prêta l’oreille, n’entendit rien. Elle n’avait pas prévu ça. Elle avait envisagé mille sortes d’ennuis, mais jamais qu’elle pût se trouver dans l’incapacité de faire remarquer sa présence à Théa.
« Théa, je suis Robin du Covent, une amie de Cirocco Jones, la Sorcière de Gaïa, impératrice des Titanides et…» Elle essaya de se rappeler les titres que, dans un moment d’amertume, lui avait débités Gaby à l’Atelier de Musique ; mais en vain.
« Je suis une amie de la Sorcière », conclut-elle avec l’espoir que ça suffirait. « Si tu peux m’entendre, tu devrais savoir que je viens ici pour elle. J’ai besoin de te parler. »
Elle écouta encore, sans plus de résultat.
« Si tu me parles, je n’arrive pas à t’entendre, cria-t-elle. Il est fondamental pour la Sorcière que je puisse te parler. Si tu pouvais faire baisser le niveau d’acide afin que je m’approche, ça nous faciliterait grandement le dialogue. »
Elle fut sur le point d’ajouter qu’elle ne présentait pour elle aucun risque mais quelque chose dans l’attitude de Cirocco face à Crios la fit se raviser ; elle ignorait s’il n’était pas risqué pour elle de copier les attitudes de Cirocco. Ce pouvait être la pire des choses à faire. Mais il était tout aussi possible que Théa ne comprit que le langage de la force et n’attende qu’un signe de faiblesse de sa part pour l’assassiner.
Une idée qui la fit presque rire, malgré sa terreur : qu’avait-elle pour elle, hormis sa faiblesse ? Elle était bien capable de perdre les pédales en présence de Théa et de rester étendue, impuissante, tandis que l’énorme créature déciderait de son sort.