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La Veille des Petits Dieux, cependant, il était très mal vu de tuer un collègue, et les mages se sentaient libres de laisser pendre leurs cheveux sans craindre qu’on ne s’en serve pour les étrangler.

Le fauteuil de l’Archichancelier était vide. Lamerloi dînait seul dans son cabinet, comme il sied à celui qu’avaient élu les dieux au terme d’une discussion sérieuse avec les mages raisonnables de rang supérieur plus tôt dans la journée. Malgré ses quatre-vingts ans, il se sentait un peu nerveux et toucha à peine à son deuxième poulet.

Dans quelques minutes il allait lui falloir prononcer un discours. Lamerloi avait, au temps de sa jeunesse, cherché la puissance en des lieux étranges, affronté des démons dans des octogrammes embrasés, regardé dans des dimensions que les hommes n’étaient pas censés connaître et même bravé la commission des bourses de l’Université Invisible, mais rien dans les huit cercles du néant n’était plus affreux que deux cents visages interrogateurs levés vers lui dans la fumée des cigares.

Les hérauts allaient bientôt venir le chercher. Il soupira, repoussa son pudding sans y goûter, traversa la pièce, s’arrêta devant le grand miroir et fouilla dans la poche de sa robe en quête de ses notes.

Au bout d’un moment, il parvint à les mettre plus ou moins en ordre et s’éclaircit la gorge.

« Mes chers confrères, commença-t-il, je ne puis vous dire combien… euh… combien… les belles traditions de cette vénérable université… euh… quand je vois autour de moi les portraits des Archichanceliers aujourd’hui disparus…» Il marqua une pause, fit à nouveau le tri dans ses notes et repartit avec un peu plus de conviction. « De me trouver ici ce soir me rappelle l’histoire du colporteur à trois jambes et des… euh… des filles du marchand. Ce marchand, semble-t-il…» On frappa à la porte.

« Entrez, aboya-t-il, et il étudia soigneusement ses notes.

« Ce marchand, marmonna-t-il, ce marchand, oui, ce marchand avait trois filles. Je crois. Oui. Trois, c’est ça. Apparemment…»

Il regarda dans le miroir et se retourna. Il commença : « Qui êtes-v…» Et découvrit qu’il y avait pire que prononcer un discours, en fin de compte.

* * *

La petite silhouette sombre qui se faufilait dans les couloirs déserts entendit le bruit et n’y prêta guère attention. Les bruits déplaisants étaient monnaie courante partout où l’on pratiquait régulièrement la magie. La silhouette cherchait quelque chose. Quoi, elle n’en savait trop rien elle-même, mais elle le reconnaîtrait quand elle mettrait la main dessus.

Au bout de quelques minutes, ses recherches la conduisirent à la chambre de Lamerloi. Des tourbillons graisseux saturaient l’atmosphère. De petites particules de suie voltigeaient au gré des courants d’air, et plusieurs traces de brûlures en forme de pieds marquaient le sol.

La silhouette haussa les épaules. Inutile de chercher à comprendre ce qui se passait dans les chambres de mages. Elle eut la vision de ses multiples reflets dans le miroir brisé, rajusta son capuchon et reprit ses recherches.

Comme attentive à des instructions intérieures, elle traversa la pièce à pas feutrés et s’arrêta devant la table où trônait une boîte en cuir, toute en hauteur, ronde et défraîchie. Elle s’en rapprocha sans bruit et souleva doucement le couvercle.

La voix qui s’en échappa avait l’air de passer à travers plusieurs épaisseurs de tapis lorsqu’elle s’exclama : « Quand même ! Qu’est-ce que vous fichiez ? »

* * *

« J’veux dire, comment ça s’passait au début ? J’veux dire, dans le temps, y avait des vrais mages, pas toutes ces histoires d’niveaux. On y allait carrément… et pis voilà. Pan ! »

Un ou deux autres clients attablés dans la pénombre de la taverne « le Tambour Rafistolé » regardèrent vite autour d’eux en entendant le bruit. Des nouveaux en ville. Les habitués ne prenaient jamais garde aux bruits insolites tels que gémissements ou déchirements douloureux de tendons. Dans certains quartiers d’Ankh-Morpork, non seulement la curiosité tuait le chat, mais elle le jetait en plus dans le fleuve, les pattes lestées de plomb.

Les mains tremblotantes de Rincevent voltigèrent au-dessus de la collection de verres vides assemblés devant lui sur la table. Il avait presque oublié l’épisode des cancrelats. Encore un verre et il arriverait peut-être à oublier celui du matelas.

« Dzinng ! Une boule de feu ! Bizzz ! Disparu en fumée ! Dzinng !… Oh, pardon. »

Le bibliothécaire mit prudemment ce qui restait de sa bière hors de portée des gesticulations de Rincevent.

« D’la magie, ça. D’la vraie. » Le mage retint un renvoi.

« Oook. »

Rincevent plongea le regard dans le fond mousseux de sa dernière bière, puis, avec une extrême prudence, des fois que le dessus de son crâne tomberait, il se pencha et en versa un peu dans une soucoupe pour le Bagage qui se tenait tapi sous la table. Une bonne chose, d’ailleurs. En général, le coffre le mettait dans l’embarras : il se glissait auprès des consommateurs et les terrorisait pour qu’ils lui donnent des chips.

Il se demanda confusément où le cours de ses pensées était sorti de son lit.

« J’en étais où ?

— Oook, suggéra le bibliothécaire.

— Ouais. » La figure de Rincevent s’éclaira. « On avait pas b’soin de tous ces niveaux et d’ces grades, tu sais. On avait des sourceliers en ce temps-là. On s’baladait dans le monde, on trouvait des sortilèges nouveaux et on vivait des aventures…»

Il trempa un doigt dans une flaque de bière et esquissa distraitement un dessin sur le bois taché, éraflé de la table.

L’un des professeurs avait déclaré à son sujet que « qualifier de catastrophique sa compréhension de la théorie de la magie, c’est se priver du mot adéquat pour décrire son approche de la pratique ». Ça l’avait toujours intrigué. Il récusait le fait qu’il fallait être bon en magie pour devenir mage. Il savait, lui, au fond de sa tête, qu’il en était un, de mage. Être bon en magie n’avait rien à voir là-dedans. C’était un plus, rien d’autre, ça ne définissait pas vraiment l’individu.

« Quand j’étais p’tit, dit-il avec nostalgie, j’ai vu une image de sourcelier dans un livre. Il était debout en haut d’une montagne, il agitait les bras et les vagues montaient en l’air, t’sais, comme dans la baie d’Ankh quand y a une tempête, et y avait des éclairs tout autour de lui…

— Oook ?

— J’sais pas, moi, p’t-être qu’il portait des bottes en caoutchouc, jeta Rincevent avant de poursuivre d’un air rêveur : Et il avait un bourdon, pis un chapeau sur la tête, tout comme le mien, et ses yeux brillaient, on aurait dit, pis y avait une espèce d’éclat lumineux qui lui sortait au bout des doigts, et je m’suis dit qu’un jour, moi aussi j’ferais ça, pis…

— Oook ?

— Un p’tit, alors.

— Oook.

— Comment tu fais pour payer tout ça ? Chaque fois qu’on te donne de l’argent, tu l’manges.

— Oook.

— J’en r’viens pas. »

Rincevent termina son dessin dans la bière. Une silhouette tracée en bâtonnets sur une falaise. Elle ne lui ressemblait pas – dessiner dans de la bière rance n’est pas un art précis – mais l’intention y était.

« Moi, c’est ça que j’voulais être, dit-il. Pan ! J’voulais pas de toute cette perte de temps. Ni de tous ces livres, de tous ces machins, ça devrait pas se passer comme ça. Ce qu’y nous faut, c’est d’la vraie magie. »