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* * *

Les particules éparpillées de ce qui avait été l’esprit de Rincevent se ressaisirent et dérivèrent à travers les couches enténébrées de l’inconscience comme un cadavre de trois jours remontant à la surface.

Son cerveau explora sa mémoire proche, un peu comme on se gratterait une croûte fraîche.

Il lui revint des souvenirs de bourdon, puis d’une douleur si intense qu’il croyait qu’on lui enfonçait un burin entre chacune des cellules du corps et qu’on martelait sans relâche.

Il se rappela le bourdon qui fuyait et qui l’entraînait à sa suite.

Puis il y avait eu cet instant effrayant où la Mort était apparu et avait tendu la main devant lui ; le bourdon s’était contorsionné pour devenir soudain vivant et la Mort avait dit : « IPSLORE LE ROUGE, MAINTENANT JE TE TIENS. »

Et à présent ceci.

Au toucher, Rincevent sut qu’il était couché sur du sable. Du sable très froid.

Il prit le risque de voir quelque chose d’horrible et ouvrit les yeux.

Ce qu’il vit en premier, ce fut son bras gauche et, à sa grande surprise, sa main. C’était bien la sienne, normale, sale. Il s’était attendu à tomber sur un moignon.

Apparemment, c’était la nuit. La plage, ou ce qui y ressemblait, s’étendait vers une ligne de montagnes basses au loin, sous un ciel glacé d’un million d’étoiles blanches.

Plus près de lui se dessinait un trait inégal dans le sable argenté. Il souleva légèrement la tête et reconnut des gouttelettes éparses de métal fondu. Il s’agissait d’octefer, ce métal si intrinsèquement magique qu’aucune forge du Disque n’arrivait ne serait-ce qu’à le chauffer.

« Oh, dit-il. On a gagné, alors. »

Il s’effondra à nouveau.

Au bout d’un moment, sa main droite se leva machinalement et tapota le sommet de son crâne. Puis les côtés de sa tête. Ensuite elle se mit à tâtonner, avec une frénésie grandissante, dans le sable autour de lui.

Elle dut finir par communiquer son inquiétude au reste de Rincevent parce qu’il se redressa tout droit et lâcha : « Oh, fait chier. »

Apparemment, il ne retrouvait son chapeau nulle part. Mais il vit une petite forme blanche étendue, immobile, dans le sable à quelque distance, et plus loin…

Une colonne de lumière du jour.

Elle fredonnait et oscillait dans l’air, ouverture tridimensionnelle qui donnait sur ailleurs. De temps en temps des rafales de neige s’en échappaient. Il distinguait des images en biais dans la lumière, peut-être des bâtiments ou des paysages gauchis par la courbure étrange. Mais il ne les voyait pas très nettement à cause des grandes ombres qui les entouraient, qui les enveloppaient.

L’esprit humain est une machine étonnante. Il peut fonctionner sur plusieurs niveaux à la fois. Et, de fait, pendant que Rincevent gaspillait son intellect à gémir et à chercher son chapeau, une partie interne de son cerveau avait observé, évalué, analysé et comparé.

À présent elle s’approchait discrètement de son cervelet, lui tapait sur l’épaule, lui fourrait un message dans les mains et prenait ses jambes à son cou.

Le message disait à peu près ceci : J’espère me trouver en bonne santé. La dernière épreuve de magie a été trop forte pour le tissu malmené de la réalité. Elle a ouvert un trou. Je suis dans les Dimensions de la Basse-Fosse. Et les choses en face de moi, ce sont… les Choses. Ravi de m’avoir connu.

La Chose la plus proche de Rincevent faisait plus de six mètres de haut. Elle avait l’air d’un cheval mort qu’on aurait déterré au bout de trois mois pour le soumettre à une nouvelle série d’expériences, dont une au moins faisait intervenir une pieuvre.

Elle n’avait pas remarqué Rincevent. Elle était trop intéressée par la lumière.

Rincevent recula en rampant jusqu’au corps immobile de Thune et lui donna un petit coup de coude.

« Tu es vivant ? demanda-t-il. Sinon, j’aimerais mieux que tu ne répondes pas. »

Thune se retourna et le fixa d’un regard perplexe. Au bout d’un moment il fit : « Je me rappelle…

— Vaudrait mieux pas », dit Rincevent.

La main du jeune garçon fouilla distraitement dans le sable à côté de lui.

« Il n’est plus là », dit tranquillement Rincevent. La main cessa de chercher.

Rincevent aida Thune à s’asseoir. Le gamin considéra d’un air interdit le sable froid argenté, puis le ciel, les Choses au loin et enfin le mage.

« Je ne sais pas quoi faire, décida-t-il.

— Pas de mal à ça. Moi, je n’ai jamais su quoi faire, dit Rincevent avec un entrain qui sonnait creux. Toute ma vie j’ai été pareil, complètement perdu. » Il hésita. « C’est ce qu’on appelle être humain, je crois, quelque chose dans ce goût-là.

— Mais j’ai toujours su quoi faire, moi ! »

Rincevent ouvrit la bouche pour rétorquer qu’il avait vu ce que ça donnait, mais il se ravisa et opta pour : « Haut les cœurs. De l’optimisme. Ça pourrait être pire. »

Thune regarda encore autour de lui.

« À quel point de vue, exactement ? fit-il d’une voix légèrement plus normale.

— Hum.

— On est où, ici ?

— Dans une espèce d’autre dimension. La magie a percé une brèche, et on est passés dedans avec elle, d’après moi.

— Et ces choses, là ? »

Ils regardèrent les Choses.

« Je crois que ce sont les Choses. Elles essayent de repasser par le trou, dit Rincevent. Ce n’est pas facile. Une histoire de niveaux d’énergie, un truc comme ça. Je me souviens qu’on a eu un cours là-dessus une fois. Hum. »

Thune hocha la tête et avança une petite main pâle vers le front du mage.

« Vous permettez…» commença-t-il.

Rincevent frémit au contact. « Permettez quoi ? demanda-t-il.

… que je regarde dans votre tête ?

— Aargh.

C’est plutôt la pagaïe là-dedans. Pas étonnant que vous ne retrouviez rien.

— Ergh.

Un bon nettoyage ne serait pas du luxe.

— Oogh.

— Ah. »

Rincevent sentit la présence se retirer. Thune avait le front soucieux.

« On ne doit pas les laisser passer, annonça-t-il. Elles ont d’horribles pouvoirs. Elles cherchent à élargir le trou par la volonté, et elles en sont capables. Elles attendent d’entrer dans notre monde depuis… – il fronça les sourcils – des ions ?

— Des éons », le corrigea le mage.

Thune ouvrit l’autre main qu’il avait gardée étroitement fermée et montra à Rincevent la petite perle grise.

« Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il.

— Non. C’est quoi ?

— Je… ne me rappelle pas. Mais on devrait la ramener.

— D’accord. Tu n’as qu’à te servir de la sourcellerie. Tu les mets en pièces et on rentre chez nous.

— Non. Elles se nourrissent de magie. Ça les rendrait pires, c’est tout. Je ne peux pas me servir de la magie.

— T’es sûr ? fit Rincevent.

— Votre mémoire était très claire là-dessus, j’en ai peur.

— Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

— Je ne sais pas ! »

Rincevent réfléchit puis, l’air décidé, entreprit de retirer sa deuxième chaussette.

« Pas de demi-brique, dit-il à personne en particulier. Va falloir que je me contente de sable.

— Vous allez les attaquer avec une chaussette de sable ?

— Non. Je vais me carapater. La chaussette, c’est pour quand elles vont me courir après. »

* * *

La population retournait à Al Khali, où la tour détruite n’était plus qu’un tas de pierres. Quelques âmes charitables s’intéressèrent aux ruines, au cas où il resterait des survivants à sauver ou à détrousser, voire les deux.