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L’éternel sourire du bibliothécaire remonta un peu plus sur sa figure, juste assez pour lui découvrir les dents.

« D’accord, peut-être pas, s’empressa de dire Thune, mais il y a d’autres choses que je pourrais faire, non ? »

Le bibliothécaire le considéra un moment, puis son regard tomba sur sa main. Le gamin eut un tressaillement coupable et ouvrit les doigts.

L’anthropoïde attrapa adroitement la petite boule argentée avant qu’elle ne tombe par terre et se la tint devant un œil. Il la renifla, la secoua doucement et l’écouta un instant.

Puis il arma son bras et la lança au loin de toutes ses forces.

« Qu’est-ce…» commença Thune qui atterrit de tout son long dans la neige lorsque le bibliothécaire le bouscula et lui plongea sur le dos.

La boule infléchit sa course au sommet de son orbe et retomba, sa trajectoire parfaite brutalement interrompue par le sol. Il y eut un bruit comme une corde de harpe qui se casse, un bref babillage de voix incompréhensibles, une bouffée de vent chaud. Les dieux du Disque étaient libres.

Et très en colère.

* * *

« On ne peut rien faire, n’est-ce pas ? fit Créosote.

— Non, fit Conina.

— La glace va gagner, n’est-ce pas ? fit Créosote.

— Oui, fit Conina.

— Non », fit Nijel.

Il tremblait de rage, ou peut-être de froid, aussi pâle que les glaciers qui passaient sous eux en grondant.

Conina soupira. « Dites, comment vous croyez… commença-t-elle.

— Descendez-moi quelque part à quelques minutes devant eux, la coupa Nijel.

— Je ne vois vraiment pas à quoi ça avancerait.

— Je ne vous demande pas votre avis, dit Nijel d’une voix calme. Faites-le, c’est tout. Descendez-moi un peu en avant d’eux pour que j’aie le temps de régler la question.

— Quelle question ? »

Nijel ne répondit pas.

« J’ai dit, fit Conina : quelle…

— La ferme !

— Je ne vois pas pourquoi…

— Écoutez, dit Nijel avec le reste de patience qui précède un meurtre à la hache. La glace va recouvrir le monde entier, pas vrai ? Tout le monde va mourir, d’accord ? En dehors de nous pendant un petit moment, j’imagine, jusqu’à ce que les chevaux réclament leur… leur… leur avoine, ou les toilettes, n’importe quoi, ce qui ne nous mène pas loin, sauf que Créosote aura peut-être encore le temps d’écrire un sonnet ou autre chose sur le froid qui nous tombe dessus d’un seul coup et sur toute l’histoire humaine qui va se faire balayer, alors dans ces conditions j’aimerais bien qu’on comprenne qu’il n’y a pas à discuter, vu ? »

Il marqua une pause afin de reprendre son souffle, aussi tremblant qu’une corde de banjo.

Conina hésita. Sa bouche s’ouvrit et se referma plusieurs fois, comme si elle voulait discuter, justement, puis elle se ravisa.

Ils trouvèrent une petite clairière dans une pinède à deux ou trois kilomètres en avant des glaciers ; on y entendait déjà clairement le grondement du troupeau, une ligne de vapeur survolait les arbres et le sol dansait comme une peau de tambour.

Nijel gagna nonchalamment le centre de la clairière et effectua quelques moulinets d’échauffement avec son épée. Les deux autres l’observaient, la mine songeuse.

« Si vous n’y voyez pas d’objection, chuchota Créosote à Conina, moi, je me sauve. C’est dans des moments de ce genre que la sobriété perd de son attrait et je suis sûr que la fin du monde aura l’air bien moins terrible à travers le fond d’un verre, si ça vous est égal. Vous croyez au Paradis, ô fleur aux joues de pêche ?

— Pas en tant que tel, non.

— Oh, fit Créosote. Eh bien, dans ce cas, nous ne nous reverrons sans doute plus. » Il soupira. « Quel gâchis. Tout ça à cause d’un jahar. Hum. Évidemment, si par le plus grand des hasards…

— Adieu », fit Conina.

Créosote hocha une tête malheureuse, fit volter sa monture et disparut par-dessus les arbres.

La neige tombait des branches qui s’agitaient autour de la clairière. Le tonnerre des glaciers qui approchaient emplissait la pinède.

Nijel sursauta lorsque Conina lui tapota l’épaule et il lâcha son épée.

« Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il sèchement en fouillant désespérément dans la neige.

— Écoutez, je ne veux pas me mêler de vos affaires ni rien, dit Conina d’une voix douce, mais qu’est-ce que vous avez en tête, exactement ? »

Elle vit un rouleau de neige et de terre refoulée déferler sur eux à travers la forêt ; les éclatements réguliers des troncs recouvraient à présent le grondement des premiers glaciers, un grondement qui engourdissait le cerveau. Et au-dessus de la ligne des arbres, si haut que l’œil les confondait d’abord avec le ciel, s’avançaient les proues bleu-vert.

« Rien, répondit Nijel, rien du tout. Faut qu’on leur résiste, il n’y a que ça à faire. C’est pour ça qu’on est là.

— Mais ça n’y changera rien, dit-elle.

— Pour moi, si. De toutes façons, si on doit mourir, je préfère que ce soit comme ça. Héroïquement.

— C’est héroïque de mourir comme ça ? fit Conina.

— Moi, je trouve, oui, dit Nijel. Et quand il s’agit de mourir, il n’y a qu’un avis qui compte.

— Oh. »

Deux cerfs jaillirent par hasard dans la clairière, ignorèrent les humains dans leur panique aveugle et filèrent comme des flèches.

« Vous n’êtes pas forcée de rester, dit Nijel. Moi, j’ai ce jahar, vous voyez. »

Conina se regarda le dos des mains.

« Je crois que je dois rester quand même, fit-elle avant d’ajouter : Vous savez, je me disais que peut-être, vous savez, si on se connaissait un peu mieux…

— Monsieur et madame Hasecroup, c’est à ça que vous pensiez ? » demanda-t-il carrément.

Les yeux de Conina s’agrandirent.

« Ben…

— Lequel des deux vous vouliez devenir ? »

Le glacier de tête pénétra avec fracas dans la clairière, immédiatement derrière sa lame d’étrave, son sommet perdu dans le nuage qu’il avait lui-même créé.

Exactement au même instant, les arbres d’en face se plièrent en deux au passage d’un vent chaud qui soufflait du Bord. Il était chargé de voix – des voix irascibles, querelleuses – et il s’engouffra dans les nuages comme un fer rouge dans l’eau.

Conina et Nijel se jetèrent à plat ventre dans la neige qui vira en gadoue tiède. Une espèce d’orage éclata au-dessus d’eux, empli de clameurs et de ce qu’ils prirent d’abord pour des cris mais qui, après réflexion, leur parut plutôt comme des disputes très violentes. Le phénomène dura un long moment puis s’estompa peu à peu en direction du Moyeu.

De l’eau tiède coula sur le devant du gilet de Nijel. Il se souleva prudemment, puis donna un petit coup de coude à Conina.

Ensemble ils gravirent comme ils purent la déclivité, pataugeant dans la neige fondue et la boue, grimpèrent à travers un enchevêtrement de troncs éclatés et de rochers et contemplèrent la scène.

Les glaciers battaient en retraite sous un nuage farci d’éclairs. Derrière eux, le paysage n’était qu’un réseau de lacs et d’étangs.

« C’est nous qui avons fait ça ? s’étonna Conina.

— Ce serait chouette, hein ? fit Nijel.

— Oui, mais quand même…

— Sans doute que non. Qui sait ? Faut qu’on trouve un cheval. »

* * *

« L’Apogée, dit la Guerre, quelque chose comme ça. Je suis sûr. »

Ils étaient sortis en titubant de l’auberge et avaient pris place sur un banc au soleil de l’après-midi. On avait même persuadé la Guerre de se délester d’une partie de son armure.