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« Absolument, fit le Sériph qui glissa tranquillement de son banc pour s’affaler par terre, il n’y a pas de doute. » Soit les gros jaunes ou alors les petits verts qui ont de grandes nervures avec des verrues dessus, se dit-il vertueusement.

« Et mes cheveux ? l’encouragea-t-elle tandis qu’elle le relevait et refaisait le plein de son verre.

— Oh. » Le front du Sériph se plissa. « Comme un chèvre de troupeaux qui broute sur les pentes du mont Machinchouette, pas d’erreur. Quant à vos oreilles, s’empressa-t-il d’ajouter, nul coquillage nacré de rose qui orne le sable léché par la mer de…

— Comment ça, exactement, comme un troupeau de chèvres ? » le coupa-t-elle.

Le Sériph hésita. Ce vers-là, il l’avait toujours tenu pour l’un de ses meilleurs. Voilà qu’il abordait de front le célèbre esprit prosaïque d’Ankh-Morpork pour la première fois. Curieusement, il se sentit plutôt impressionné.

« Je veux dire : par la taille, par la forme ou par l’odeur ? poursuivit-elle.

— Je crois, dit le Sériph, que la phrase que j’avais en tête était en fait : pas comme un prouteau de chèves.

— Ah ? » La fille ramena la bouteille vers elle.

« Et je crois que j’aimerais bien reprendre un verre, dit-il d’une voix pâteuse, et après… et après…» Il jeta un regard en coin à la fille et se jeta à l’eau : « Êtes-vous bonne narratrice ?

— Quoi ? »

Il se passa la langue sur ses lèvres soudain sèches. « Eh bien, est-ce que vous connaissez beaucoup d’histoires ? croassa-t-il.

— Oh, oui. Des tas.

— Des tas ? » murmura Créosote. La plupart de ses concubines ne connaissaient qu’une ou deux histoires, toujours les mêmes.

« Des centaines. Pourquoi ? Vous voulez en entendre une ?

— Comment ? Maintenant ?

— Si vous voulez. Je n’ai pas grand travail, ici. »

Peut-être que je suis mort, songea Créosote. Peut-être que je suis au Paradis. Il lui prit la main. « Vous savez, dit-il, ça fait des années que je n’ai pas eu de bonne narratrice. Mais je ne voudrais pas vous forcer si vous n’en avez pas envie. »

Elle lui tapota le bras. Quel gentil vieux monsieur, se dit-elle. À côté de ce qu’on voit ici.

« Il y en a une que ma mémé me racontait. Je la connais sur le bout des doigts, à l’envers, même », dit-elle.

Créosote sirota sa bière et s’absorba dans la contemplation du mur, baigné d’une sensation de douce chaleur. Des centaines, songeait-il. Et elle en connaît même à l’envers.

Elle s’éclaircit la gorge et commença, d’une voix chantante qui mit le feu au pouls de Créosote : « Il était une fois un homme qui avait huit fils…»

* * *

Le Patricien, assis à sa fenêtre, écrivait. Il avait l’esprit cotonneux pour ce qui concernait les huit ou quinze derniers jours, et il n’aimait pas beaucoup ça.

Un serviteur avait allumé une lampe pour chasser le crépuscule, et quelques papillons de nuit en avance sur l’horaire tournaient autour. Le Patricien les observa attentivement. Pour une quelconque raison, il se sentait mal à l’aise en présence de verre mais ce n’était pas encore ce qui l’ennuyait le plus, tandis qu’il fixait intensément les insectes.

Ce qui l’ennuyait, c’était qu’il refrénait une envie pressante de les attraper avec la langue.

Et Karlou, allongé sur le dos aux pieds de son maître, rêvait qu’il aboyait.

* * *

Les lumières étaient allumées par toute la ville, mais les derniers et rares rayons du soleil couchant illuminaient les gargouilles qui s’aidaient les unes les autres dans leur longue ascension du toit.

Le bibliothécaire les regardait depuis sa porte ouverte, tout en se grattant avec philosophie. Puis il se retourna et referma le battant au nez de la nuit.

Il faisait bon dans la bibliothèque. Il faisait toujours bon dans la bibliothèque, parce que la dispersion de magie qui produisait la lueur rougeoyante chauffait aussi légèrement l’atmosphère ambiante.

Le bibliothécaire considéra ses protégés d’un œil approbateur, effectua une dernière ronde parmi les rayonnages en sommeil, tira sa couverture sous son bureau, mangea sa banane du soir et s’endormit.

Le silence reprit peu à peu possession de la bibliothèque. Le silence gagna les restes d’un chapeau très cabossé, effrangé et roussi sur les bords, solennellement exposé dans une niche du mur. Aussi loin qu’aille un mage, il reviendra toujours chercher son chapeau.

Le silence se répandit dans l’Université de la même façon que l’air se répand dans un trou. La nuit s’étendit sur le Disque comme de la confiture de prunes, ou peut-être de la gelée de mûres.

Mais il y aurait un matin. Il y aurait toujours un autre matin.

AINSI PREND FIN
SOURCELLERIE,
CINQUIÈME LIVRE DES
ANNALES DU DISQUE-MONDE.

Traduit de l’anglais par Patrick Couton

LES ANNALES DU DISQUE-MONDE-05

L’ATALANTE

Nantes

Illustration de couverture : Josh Kirby

SOURCERY

1ère publication : Victor Gollanez Ltd, Londres

© Terry Lyn Pratchett, 1988

© Librairie l’Atalante. 1995, pour la traduction française

ISBN 978-2-84172-000-2