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— Pourquoi l’affronter ? fit Duzinc d’une voix mesurée.

— Parce qu’il est plus puissant que nous !

— Oui ? » Auprès de la voix de Duzinc une plaque de verre aurait ressemblé à un champ frais labouré, du miel à du gravier.

« Il va sans dire…»

Saucien hésitait. Duzinc l’encouragea d’un sourire.

« Hum. »

Le « humeur » était Marmaric Cardant, chef des Poudre-aux-Yeux. Il joignit ses doigts embagués en clocher, par-dessus lequel il étudia Duzinc d’un regard perçant. L’intendant le détestait copieusement. Il nourrissait de sérieux doutes sur l’intelligence de l’homme. Il la devinait brillante, il sentait derrière ces bajoues craquelées de couperose un esprit où des petits rouages impeccablement astiqués tournaient à plein régime.

« Il n’a pas l’air trop désireux de se servir de ce pouvoir, dit Cardant.

— Cudebouc et Verdurin, vous en faites quoi ?

— Réaction puérile de dépit », répondit Cardant.

Les regards subjugués des autres mages allaient de Cardant à l’intendant. Ils avaient conscience qu’il se passait quelque chose et n’arrivaient pas à mettre le doigt dessus.

La raison pour laquelle les mages ne dirigeaient pas le Disque était toute bête. Tendez un bout de corde à deux mages, et ils tireront instinctivement dans deux directions opposées. Quelque chose dans leurs gènes ou leur formation les pousse à prendre une attitude envers l’entraide mutuelle qui aurait fait ressembler à une fourmi ouvrière un vieil éléphant mâle affligé d’une rage de dents en phase terminale.

Duzinc avança les mains. « Chers confrères, redit-il, ne voyez-vous pas ce qui s’est passé ? Voici un jeune garçon doué, peut-être élevé dans la solitude d’une campagne, euh… inculte, et qui, sentant l’appel ancestral de la magie dans sa chair, a entrepris un long voyage à travers des contrées accidentées, affronté on ne sait quels périls et est enfin parvenu à destination, seul, effrayé, dans l’unique souci de se placer sous notre influence bénéfique, à nous, ses professeurs, qui formerons, qui guiderons ses talents. Qui sommes-nous pour le rejeter, dans le… euh… le vent hivernal, pour nous dérober à ses…»

Le discours fut interrompu par Saucien qui se moucha.

« On n’est pas en hiver, fit l’un des autres mages d’un ton égal, et il fait plutôt bon, ce soir.

— Dans des conditions climatiques de printemps dangereusement variables, gronda Duzinc, et maudit serait l’homme qui manquerait, euh… en un tel moment…

— C’est presque l’été. »

Cardant se frotta l’aile du nez d’un air songeur.

« Le gamin a un bourdon, dit-il. Qui le lui a donné ? Vous lui avez demandé ?

— Non », fit Duzinc qui lançait toujours des regards furibards au contradicteur almanackien.

Cardant entreprit d’étudier ses ongles d’une manière que Duzinc estima éloquente.

« Bah, problème ou pas, je suis sûr que ça peut attendre demain, dit-il d’une voix que Duzinc jugea exagérément ennuyée.

— Grands dieux, il a volatilisé Cudebouc ! dit Saucien. Et il paraît qu’il ne reste que de la suie dans la chambre de Verdurin !

— Ils ont peut-être fait les idiots, dit doucereusement Cardant. Je suis certain, cher confrère, que vous, vous ne laisseriez pas un méchant gringalet vous vaincre dans votre Art, hein ? »

Saucien hésita. « Ben, euh… fit-il, non. Évidemment non. » Il regarda le sourire innocent de Cardant et toussa bruyamment. « Sûrement que non, évidemment. Cudebouc a vraiment fait l’idiot. Mais quand même, une prudence judicieuse est certainement…

— Alors nous serons tous prudents demain matin, le coupa Cardant avec entrain. Chers confrères, levons la séance. Le gamin dort, et de ce côté-là, au moins, il nous donne l’exemple. Nous y verrons plus clair quand il fera jour.

— Ça n’est pas toujours le cas », dit Saucien, sinistre, qui ne faisait pas confiance à la jeunesse. Selon lui, il ne fallait rien en attendre de bon.

Les grands mages repartirent à la queue leu leu vers la Grande Salle où le dîner en était au neuvième plat et commençait juste à trouver son rythme. Il faut davantage qu’un peu de magie et un collègue disparu en fumée sous son nez pour détourner un mage de son repas.

Pour une raison inexpliquée, Duzinc et Cardant furent les derniers à quitter la longue table. Assis chacun à un bout, ils s’observaient comme des chats. Les chats peuvent rester assis à chaque extrémité d’une allée et s’observer pendant des heures ; ils se livrent au genre de manège mental qui ferait passer un grand maître d’échecs pour impulsif par comparaison, mais les mages n’ont rien à leur envier. Aucun, des deux n’allait jouer le coup suivant tant qu’il ne s’était pas repassé toute la conversation à venir dans sa tête pour voir si elle lui laissait un tour d’avance.

Duzinc flancha le premier.

« Tous les mages sont frères, dit-il. Nous devrions nous faire confiance. J’ai des renseignements.

— Je sais, fit Cardant. Vous savez qui est le gamin. »

Les lèvres de Duzinc remuèrent en silence tandis qu’il essayait de prévoir les répliques ultérieures. « Rien ne vous le certifie, dit-il au bout d’un moment.

— Mon cher Duzinc, vous rougissez quand vous dites la vérité par mégarde.

— Je n’ai pas rougi !

— Justement, fit Cardant.

— D’accord, concéda Duzinc. Mais vous, vous croyez savoir autre chose. »

Le gros mage haussa les épaules.

« Un soupçon d’intuition, sans plus. Mais pourquoi devrais-je m’allier – il roula le mot inhabituel autour de sa langue – avec vous, un simple cinquième niveau ? Je pourrais plus sûrement obtenir les renseignements en vous faisant fondre le cerveau à vif. Soit dit sans offense, comprenez, je ne cherche qu’à savoir. »

Les événements des secondes qui suivirent s’enchaînèrent bien trop vite pour que des non-mages les saisissent, mais ils se déroulèrent grosso modo ainsi :

Duzinc avait tracé les signes de l’Accélérateur de Megrim dans le vide sous la table. Il marmonna alors une syllabe à voix basse et lança le sortilège le long du plateau, où il laissa une traînée fumante dans le vernis et rencontra, à mi-chemin, les serpents d’argent du Puissant Aérosol d’Aspic de Frère Catimaître que vomissaient les doigts de Cardant.

Les deux sortilèges se percutèrent, donnèrent une boule de feu vert et explosèrent, emplissant la pièce de petits cristaux jaunes.

Les mages échangèrent un regard mauvais, long et appuyé, sur lequel on aurait grillé des châtaignes.

Cardant était franchement surpris. Il n’aurait pas dû. Les mages de huitième niveau sont rarement forcés de se livrer à des concours de technique magique. En théorie, il n’existe que sept autres mages de puissance égale, et tout inférieur est par définition, disons… inférieur. Ils en éprouvent de la suffisance. Mais Duzinc, de son côté, était au cinquième niveau.

C’est peut-être dur en haut de l’échelle, et probablement encore plus dur tout en bas, mais entre les deux ça l’est tellement qu’on pourrait s’en servir pour ferrer les chevaux. À ce stade, tous les sans-espoir, les paresseux, les imbéciles et les carrément malchanceux ont été éliminés, le terrain est dégagé et chaque mage se retrouve seul, cerné de tous côtés d’ennemis mortels. Les quatrièmes poussent par en dessous, dans l’espoir de le faire trébucher. Les sixièmes arrogants, au-dessus, ne demandent qu’à piétiner ses ambitions. Et bien entendu, tout autour, les collègues cinquièmes n’attendent qu’une occasion de réduire un peu la concurrence. Et qui n’avance pas recule. Les mages de cinquième niveau sont vicieux et coriaces, ils ont des réflexes d’acier et des yeux comme deux fentes étroites à force de fixer le dernier furlong métaphorique au bout duquel attend la récompense des récompenses : le chapeau d’Archichancelier.