– La déception vous sera cruelle, dit lentement l’abbé Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hélas! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais à demi. Vous bouleverserez votre vie, et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre… Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux.
Il fit un geste d’abandon, marquant son désir de clore un singulier entretien. L’abbé Menou-Segrais le comprit.
– L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis désolé que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de Noël… Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai fait emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller.
Il s’interrompit tout à coup. Les deux vieux prêtres se regardèrent en silence. On entendit sur la route un pas égal et pesant.
– Excusez-moi, fit enfin le curé de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrère d’Heudeline a terminé les confessions, et si tout est prêt pour la cérémonie de cette nuit… Voulez-vous seulement me prêter votre bras? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture.
Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut.
– Priez M. Donissan de venir prendre congé de M. l’abbé Demange, dit-il sèchement.
– Monsieur l’abbé, bégaya-t-elle, je pense… Je pense que M. l’abbé ne peut guère…, au moins pour l’instant…
– Ne peut guère?
– C’est-à-dire… les couvreurs… Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan…, de revenir après les fêtes du nouvel an.
– Notre clocher a besoin de réparations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli céder, aux pluies d’automne; j’ai dû faire appel à l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expérience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan…
Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le même ton:
– Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien…
– M. Donissan, reprit-il dès que la vieille femme eut disparu, m’a demandé la permission de prêter la main… Oh! il ne la prête pas à demi! Je l’ai vu, la semaine dernière, un matin, au haut des échelles, sa pauvre culotte collée aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres à travers les rafales, et visiblement plus à l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand séminaire, un jour d’examen trimestriel… Il a sans doute recommencé aujourd’hui.
– Pourquoi l’appelez-vous? dit l’abbé Demange. Pourquoi l’humilier? À quoi bon!
L’abbé Menou-Segrais éclata de rire et, posant la main sur le bras de son ami:
– J’aime à vous confronter, fit-il. J’aime à vous voir face à face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la dernière fois peut-être, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment très vif et très tendre, que je vous dois, de la miséricorde de Dieu, de sa divine suavité. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc étroitement la nature, cette grâce qui par une voie si différente, sans les contraindre, rassemble doucement vos deux âmes à l’unité, à la réalité d’un seul amour! Que la ruse du diable paraît vaine, en somme, dans sa laborieuse complication!
– Je le crois avec vous, dit l’abbé Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraîtra bien commun. Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinées singulières – j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face et il apparaît à tous frais et souriant… Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protégé…
– Me voici, monsieur le chanoine, dit derrière eux une voix basse et forte. Ils se retournèrent en même temps. Celui qui fut depuis le curé de Lumbres était là debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongée par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement, – la porte lumineuse refermée, – petite, presque chétive. Ses gros souliers ferrés, essuyés en hâte, étaient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblés d’éclaboussures et ses larges mains, passées à demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pâleur contrastait avec la rougeur hâlée du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le désordre, ou plutôt l’aspect presque sordide de ses vêtements journaliers, était rendu plus remarquable encore par la singulière opposition d’une douillette neuve, raide d’apprêt, qu’il avait glissée avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongé du chanoine et de son hôte achevât de le déconcerter, soit qu’il eût entendu – à ce que pensa plus tard le doyen de Campagne – les derniers mots prononcés par M. Demange, son regard, naturellement appuyé ou même anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilité si déchirante, que le visage grossier en parut, tout à coup, resplendir.
– Vous ne deviez pas vous déranger, dit avec pitié M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas à la besogne… Je suis néanmoins content d’avoir pu vous dire adieu.
Ayant fait un signe amical de la tête, il se détourna aussitôt, avec une indifférence sans doute affectée. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans l’escalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que d’habitude, peut-être… Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet.
– Je suis fâché de vous quitter si tôt, dit l’abbé Demange, sur le seuil. Oui, j’aurais aimé, j’aurais particulièrement aimé passer cette nuit de Noël avec vous. Cependant, je vous laisse à plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a pas grand-chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau! Et quel Enfant!… Tout à l’heure, le monde commence.
Ils descendaient le petit perron côte à côte. L’air était sonore jusqu’au ciel. La glace craquait dans les ornières.
– Tout est à commencer, toujours!
– Jusqu’à la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse.
Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux d’une ombre bleue, et son compagnon s’aperçut qu’il tremblait de froid.
– Est-ce possible! s’écria-t-il. Vous êtes sorti sans manteau et tête nue, par une telle nuit!
Mieux qu’aucune parole, en effet, cette imprudence du curé de Campagne marquait un trouble infini. Et à la plus grande surprise encore de l’abbé Demange – ou, pour mieux dire, à son indicible étonnement – il vit, pour la première fois, pour une première et dernière fois, une larme glisser sur le fin visage familier.
– Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en s’efforçant de sourire. S’il y a des présages de mort, un manquement si prodigieux à mes usages domestiques, un pareil oubli des précautions élémentaires est un signe assez fatal…
Ils ne devaient plus se revoir.
II.
L’abbé Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps l’abbé Menou-Segrais, un livre à la main qu’il ne lisait point, entendit le pas régulier du vicaire, marchant de long en large à travers sa chambre. «L’heure ne saurait tarder, songeait le vieux prêtre, d’une explication capitale.» Il ne doutait pas que cette explication fût nécessaire, mais il avait jusqu’alors dédaigné de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prêtre le bénéfice et l’embarras tout ensemble d’un exorde décisif… Les derniers bruits s’étaient tus, hors ce pas monotone dans l’épaisseur du mur. «Pourquoi cette nuit plutôt que demain, ou plus tard? pensait l’abbé Menou-Segrais. La visite de l’abbé Demange a peut-être agacé mes nerfs.» Néanmoins, plus forte et pressante qu’aucune raison, la prévision d’un événement singulier, inévitable, l’agitait d’une attente dont chaque minute augmentait l’anxiété. Tout à coup la porte du couloir grinça.
Une main frappa deux coups. L’abbé Donissan parut.
– Je vous attendais, mon ami, dit simplement l’abbé Menou-Segrais.
– Je le savais, répondit l’autre d’une voix humble.