Mais il se redressa aussitôt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d’un trait:
– Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel à Tourcoing. Je voudrais vous supplier d’appuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans m’épargner en rien.
– Un moment… un moment…, interrompit l’abbé Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous? Je dois… pourquoi devez-vous?
– Le ministère paroissial, reprit l’abbé du même ton, est une charge au-dessus de mes forces. C’était l’avis de mon supérieur; je sens bien aussi que c’est le vôtre. Ici même, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait d’un curé tel que moi, sans expérience, sans lumières, sans véritable dignité. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espérer suppléer jamais à ce qui me manque?
– Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiés. Je suis prêt à demander votre rappel à Monseigneur, mais l’affaire n’en est pas moins délicate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. C’est trop encore, dites-vous?
L’abbé Donissan baissa la tête.
– Ne faites pas l’enfant! s’écria le doyen. Je vais sans doute vous paraître dur; je dois l’être. Le diocèse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile.
– Je l’avoue, balbutia le pauvre prêtre avec effort… En vérité, je ne sais encore… Enfin j’avais fait le projet… de trouver… de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire…
– Un couvent!… Vos pareils, monsieur, n’ont que ce mot à la bouche. Le clergé régulier est l’honneur de l’Église, monsieur, sa réserve. Un couvent! Ce n’est pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie!
– Il est vrai…, voulut dire l’abbé Donissan, mais il ne fit entendre qu’un bredouillement confus. Les joues écarlates, que l’extrême émotion n’arrivait pas à pâlir, tremblaient. C’était le seul signe extérieur d’une inquiétude infinie. Et même sa voix se raffermit pour ajouter:
– Alors, que veut-on que je fasse?
– Que veut-on? répondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bon sens que vous ayez prononcé. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause? Dieu et votre évêque, mon enfant, vous ont donné un maître: c’est moi.
– Je le reconnais, dit l’abbé, après une imperceptible hésitation… Je vous supplie cependant…
Il n’acheva pas. D’un geste impérieux, le doyen de Campagne lui imposait déjà silence. Et il regardait avec une curiosité pleine d’effroi ce vieux prêtre, à l’ordinaire si courtois, tout à coup roidi, imperturbable, le regard si dur.
– L’affaire est grave. Vos supérieurs vous ont laissé recevoir les Saints Ordres; je pense que leur décision n’a pas été prise légèrement. D’autre part, cette incapacité dont vous faisiez l’aveu tout à l’heure…
– Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prêtre, de la même voix sans timbre… Mon Dieu!… je ne suis pas absolument incapable d’aucun travail apostolique, proportionné à mon intelligence et à mes moyens. Ma santé physique heureusement…
Il se tut, honteux d’opposer à tant d’éloquentes raisons un argument si misérable, dans sa naïveté sublime.
– La santé est un don de Dieu, répliqua gravement l’abbé Menou-Segrais. Hélas! j’en sais le prix mieux que vous. La force qui vous a été départie, votre adresse même à certains travaux manuels, c’était là sans doute le signe d’une vocation moins haute, où la Providence vous appelait… Est-il jamais trop tard pour reconnaître, guidé par de sûrs avis, une erreur involontaire?… Devrez-vous tenter une nouvelle expérience… ou bien… ou bien…
– Ou bien?… osa demander l’abbé Donissan.
– Ou bien retourner à votre charrue? conclut le doyen d’un ton sec… Encore un coup, notez bien que je pose aujourd’hui la question sans y répondre. Vous n’êtes point, grâce à Dieu, de ces jeunes gens impressionnables qu’une parole un peu nette terrorise sans profit. Vous n’êtes menacé d’aucun vertige. Et, pour moi, j’ai fait mon devoir, bien qu’avec une apparente cruauté.
– Je vous remercie, reprit doucement l’abbé, d’une voix singulièrement raffermie. Depuis le début de cet entretien, Dieu m’a donné la force d’entendre de votre bouche des vérités bien dures. Pourquoi ne m’assisterait-il pas jusqu’au bout? C’est moi qui vous supplie de répondre à la question que vous avez posée. Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps?
– Mon Dieu… murmura l’abbé Menou-Segrais, pris de court… J’avoue que quelques semaines de réflexion… J’aurais voulu vous laisser le loisir…
– À quoi bon, si je ne dois pas être juge dans ma propre cause et, en vérité, je ne puis l’être. C’est votre avis que je veux entendre, et le plus tôt sera le mieux.
– Il est possible que vous soyez prêt à l’entendre, mon ami, mais non pas sans doute à vous y conformer sans réserves, répliqua le doyen de Campagne avec une brutalité forcée. Dans un tel cas, provoquer ce qu’on redoute est moins signe de courage que de faiblesse.
– Je le sais, je l’avoue! s’écria l’abbé Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. C’est à votre charité que je fais appel… ah! monsieur, non pas même à votre charité, à votre pitié, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sûr que je trouverai la force nécessaire… Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait relevé un misérable tombé à terre…
L’abbé Menou-Segrais le toisa d’un regard aigu.
– Êtes-vous si sûr que ma conviction soit faite, dit-il, et qu’il ne me reste aucun doute dans l’esprit?
L’abbé Donissan secoua la tête.
– Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me ménager. Au moins, laissez-moi le mérite, devant Dieu, d’une obéissance entière, absolue: ordonnez! commandez! Ne me laissez pas dans le trouble!
– Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, après un silence: je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, éclairées même. Je comprends votre impatience à vaincre la nature d’un coup décisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut être une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaître l’arrêt, soit. L’exécuterez-vous?
– Je le crois, répondit l’abbé d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux préparé que cette nuit à recevoir et porter une croix? Il est temps. Croyez-moi, mon Père, il est temps. Je ne suis pas seulement un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer. Au petit séminaire, je n’étais qu’un élève médiocre. Au grand séminaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charité du P. Delange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat… Intelligence, mémoire, assiduité même, tout me manque… Et cependant… Il hésita, mais sur un signe de l’abbé Menou-Segrais:
– Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout à fait une obstination… un entêtement… Le juste mépris d’autrui réveille en moi… des sentiments si âpres… si violents… Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires…
Il s’arrêta, comme effrayé d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singulière. Il conclut d’une voix suppliante, presque désespérée:
– Ainsi ne remettez pas à plus tard… Il est temps… Cette nuit, je vous assure… Vous ne pouvez pas savoir…
L’abbé Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prêtre, cette fois, pâlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenêtre, appuyé sur sa canne, l’air absorbé. Puis, se redressant tout à coup:
– Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche… J’ai dû vous paraître brutal, je vais l’être de nouveau. Il ne m’en coûterait pas beaucoup de tourner ceci de cent manières: j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains… Dans quelles mains? Le savez-vous?
– Je vous en prie… murmura l’abbé, d’une voix tremblante.
– Je vais vous l’apprendre: vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas.
Le visage de l’abbé Donissan était d’une pâleur livide.
– Que vous n’estimez pas, répéta l’abbé Menou-Segrais. La vie que je mène ici, est en apparence celle d’un laïque bien tenté. Avouez-le! Ma demi-oisiveté vous fait honte. L’expérience dont tant de sots me louent est à vos yeux sans profit pour les âmes, stérile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits ménagements de politesse mondaine ne sont rien: ai-je bien exprimé votre sentiment?
Aux premiers mots de cette étrange confession, l’abbé Donissan avait osé lever sur le terrible vieux prêtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus.
– J’exige une réponse, continua l’abbé Menou-Segrais, je l’attends de votre obéissance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me récuser. Je puis être votre juge en cette affaire: je ne serai point votre tentateur. À la question que j’ai posée, répondez simplement par oui ou par non.
– Je dois répondre oui, répliqua tout à coup l’abbé Donissan, d’un air calme… L’épreuve que vous m’imposez est bien dure: je vous prie de ne pas la prolonger.
Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est à peine si l’abbé Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcés à voix basse. Le malheureux prêtre se reprochait avidement son timide appel à la pitié comme une faiblesse. Après un court débat intérieur, il continua cependant: