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Car, après tant de siècles, c’est encore vous qu’il attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant d’huile, riant de toutes ses dents neuves, offrant à votre curiosité cruelle son corps tari, tout son mensonge, où votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang!

… Je le vis, ou plutôt nous le vîmes, écrivait beaucoup plus tard à M. le chanoine Cibot le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardâmes, sans vouloir rompre le silence. L’expression naturelle de son visage était une bonté pleine d’onction, à laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient déjà le caractère d’une certaine simplicité. Mais sa figure osseuse nous parut à tous, en cet instant, comme pétrifiée par un sentiment d’une extrême violence; il avait l’air d’un homme qui donne tout son effort pour franchir un pas difficile. le remarquai que sa taille s’était incroyablement redressée et qu’elle donnait, dans la vieillesse, l’impression d’une vigueur peu commune, et même de brutalité. Bien que mon esprit, formé jadis à la sévère méthode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraînements de l’imagination, je fus tellement frappé du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyé, dans le paisible décor d’un intérieur campagnard, que je doutai un moment du témoignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami s’agiter et parler de nouveau, j’en fus surpris comme d’un événement inattendu. Il semblait d’ailleurs sortir d’un rêve. Je vous ai dit plus haut, mon très honoré collègue, que je m’étais porté à la rencontre de notre cher curé de Lumbres, et que je l’avais rejoint au bord de la route, à quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens précis m’échappa peut-être, avaient ajouté à mon inquiétude. J’essayais de répondre ce qu’une prudente amitié m’inspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien: «Ne me tentez plus!» dit-il… Notre premier entretien finit là, nos pas nous ayant déjà portés jusqu’au seuil de la maison Havret. J’eus à cette minute le pressentiment d’un malheur… Il n’était que trop vrai. L’enfant, dont l’état était d’ailleurs désespéré, s’était éteint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constaté le décès, sans erreur possible. «Il est mort», nous dit cette personne à voix basse. (Mais je ne sais si M. le curé de Lumbres l’entendit.) Il avait passé le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne éclairée peut, en y déplorant toutefois une certaine exagération, due surtout â l’ignorance, honorer la sincère piété, la malheureuse mère vint littéralement se jeter aux pieds de mon vénérable confrère, et, dans l’emportement de son désespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cœur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curé de Lumbres s’arrêta net. C’est alors que nous le vîmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la pièce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dépeignais tout à l’heure.

Puis, faisant sur la tête de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard: «Sortons!» dit-il. Hélas! mon cher et honoré collègue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eût retenu de le suivre, et que, dans l’excès de son affliction, la mère infortunée nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-être, Mme Lambelin avait gardé son sang-froid. Il y a certes beaucoup à reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinée, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyé sur l’expérience et le savoir, aurait pu préserver d’un affreux malheur… Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colère ou de sa miséricorde. Mais les tristes événements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la première hypothèse.

Le distingué chanoine prébendé, mort depuis, semble revivre à chaque ligne de cette lettre véritablement unique, judicieuses et discrètes formules, enfilées comme des marrons d’Inde, où les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rêve. Seul rêve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime écrivait à l’un de ses familiers:

Forcé d’interrompre un travail qui était ma seule distraction, je ne puis détourner ma pensée de certains souvenirs, et parmi ceux-là du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curé de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces événements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santé subit le contre-coup de cette idée fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte totale de l’appétit.

Ces dernières lignes réjouiront n’importe lequel de ces détrousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, à les lire, sans curiosité vile, en laissant retentir en soi-même l’écho de cette plainte naïve, on comprendra mieux ce qu’il y a de détresse sincère dans cet aveu d’impuissance, écrit d’un style aussi soutenu. Le suprême effort de certains hommes simples, nés pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetés au cœur des choses, dans un seul éclair vite éteint, – lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la dernière minute de leur incompréhensible vie, à rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappés dans le dos, – est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrète qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas à pas, de souvenir en souvenir, qu’ils épellent leur vie, lettre à lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme étrangers à leur propre aventure; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversés de part en part, pour en tuer un autre à côté. Comment resteraient-ils insensibles à cette injustice du sort, à la malfaisance et à la stupidité du hasard? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bête innocente et désarmée; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand même on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel, il faut qu’il n’ait point dérobé la part des forts, et qui est moins la connaissance du réel que le sentiment de notre impuissance à le saisir et à le retenir tout entier, la féroce ironie du vrai.

Quel autre mieux que ce prêtre si distingué eût été capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommée dans la solitude et le silence, à jamais scellée? Malheureusement, l’ancien curé de Luzarnes n’a laissé que quelques lettres incomplètes dont nous avons cité les passages essentiels. Le reste a été soigneusement détruit après la clôture de l’enquête ordonnée par l’autorité épiscopale, et dont les résultats furent provisoirement tenus secrets.

V.

– Sortons, avait dit le curé de Lumbres.

L’autre l’avait suivi, non pas fasciné, comme il l’a cru depuis de bonne foi, mais par simple curiosité, pour voir. L’ancien professeur connaissait peu de choses du vieux prêtre, devenu tout à coup gardien d’un immense troupeau sans cesse accru. Par quel prodige ce bonhomme aux souliers crottés, toujours seul dans les chemins, et passant vite, avec son sourire triste, avait-il rassemblé autour de son confessionnal un véritable peuple, son peuple? M. le curé de Luzarnes, nouveau venu dans le diocèse, partageait «jusqu’à un certain point» la méfiance de quelques-uns de ses confrères. «Je me réserve», disait-il ingénument. Et voilà qu’aujourd’hui, par hasard (un autre mot qu’il aimait), d’un premier pas il entrait dans la confidence de ce singulier esprit.

Ils sortirent dans le petit jardin, clos de murs, derrière la maison. Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent d’ouest, filaient comme des flèches. Car la brise s’était levée avec le jour.

Tout à coup le curé de Lumbres s’arrêta et fit un pas vers son compagnon. En pleine lumière, son vieux visage apparut, marqué de la flétrissure de l’insomnie, aussi reconnaissable que le masque d’un agonisant. Une minute, la pauvre bouche se détendit, trembla; puis, au regard curieux qui l’observait, l’autre regard, vaincu, livra son secret, se livra… Le bonhomme pleurait.

Déjà le futur chanoine s’apitoyait, dressait en l’air sa petite main blonde.

– En vérité, mon cher confrère…

Il dit beaucoup de choses, en hâte, au hasard, comme il convient dans un cas si grave, se raffermissant à mesure au son de sa propre voix. Il regardait en parlant, pour être plus sûr de le convaincre, le prêtre tout chancelant que son infaillible éloquence allait tout à l’heure redresser. «Cette crise d’exaltation, mon pieux ami, n’est qu’une épreuve passagère, et un avertissement de la Providence qui n’approuve peut-être pas toujours les excès de votre zèle, ces rigueurs de pénitence, ces jeûnes, ces veilles…»