Le curé de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt aigu.
– Malheureux sommes-nous, dit-il d’une voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui n’avons ici qu’un peu de cervelle, et l’orgueil de Satan! Qu’ai-je à faire de votre prudence? À présent mon sort est fixé. Quelle paix j’ai cherchée, quel silence? Il n’y a pas de paix ici-bas, vous dis-je, aucune paix, et dans un seul instant de vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumée, comme une odeur. J’ai prié Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux; j’ai voulu voir sa Croix; je l’ai vue; vous ne savez pas ce que c’est… Le drame du Calvaire, dites-vous… Mais il vous crève les yeux, il n’y a rien d’autre… Tenez! moi qui vous parle, Sabiroux, j’ai entendu – oui – jusque dans la chaire de la cathédrale… des choses… je ne peux pas dire… Ils parlent de la mort de Dieu comme d’un vieux conte… Ils l’embellissent… ils en rajoutent. Où vont-ils chercher tout ça? Le drame du Calvaire! Prenez bien garde, Sabiroux…
– Mon cher ami… mon cher ami, bégayait l’autre à bout de forces… une telle exaltation… une telle violence… si éloignée de votre caractère…
Et, certes, la parole elle-même l’effrayait moins que cette voix devenue si dure. Mais le pis, c’était son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetées comme un ordre: «Sabiroux… Sabiroux…»
– Prenez bien garde, Sabiroux, que le monde n’est pas une mécanique bien montée. Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart. C’est à travers nous que depuis des siècles et des siècles la même haine cherche à l’atteindre, c’est dans la pauvre chair humaine que l’ineffable meurtre est consommé. An! Ah! si haut, si loin que nous enlèvent la prière et l’amour, nous l’emportons avec nous, attaché à nos flancs, l’affreux compagnon, tout éclatant d’un rire immense! Prions ensemble, Sabiroux, pour que l’épreuve soit courte et la misérable foule humaine épargnée… Misérable foule!…
Sa voix se brise dans sa gorge, et il couvre ses yeux de ses mains frémissantes. Tout autour, le clair petit jardin siffle et chante. Mais ils ne l’entendaient plus.
«Misérable foule!» répète-t-il tout bas. Au souvenir de ceux qu’il avait tant aimés, sa bouche trembla, une espèce de sourire monta lentement sur sa face et s’y répandit avec une majesté si douce que Sabiroux craignit de le voir tomber là, devant lui, mort. Il l’appela deux fois, timidement. Alors, comme un homme qui s’éveille:
– Je devais parler ainsi. Cela va mieux. Je crois qu’il m’était permis, Sabiroux, de rectifier un peu votre jugement sur moi. Il me serait pénible de vous laisser croire que j’aie jamais été favorisé de… de visions… d’apparitions… enfin de tentations peu communes. Cela n’était pas fait pour moi. Non! Ce que j’ai vu, mon ami, je l’ai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois. Voyez-vous, on ne sait pas ce que c’est qu’un pécheur. Qu’est-ce qu’une voix dans le noir d’un confessionnal, qui ronronne, se hâte, se hâte, et ne se pose que sur les premières syllabes au mea culpa? Bon pour les enfants, ça, pauvres petits! Mais il faut voir, il faut voir les visages où tout se peint, et les regards. Des yeux d’homme, Sabiroux! On a toujours à dire là-dessus. Certes! j’ai assisté bien des mourants; ce n’est rien; ils n’effraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misérables que j’ai vus devant moi – et qui discutent, sourient, se débattent, mentent, mentent, mentent – jusqu’à ce qu’une dernière angoisse les jette à nos pieds comme des sacs vides! Cela fait encore figure dans le monde, allez! Ça piaffe devant les filles. Ça blasphème agréablement… Ah! longtemps, je n’ai pas compris; je ne voyais que des égarés, que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire… Il y a… il y a cet être obscur, incomparablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. À celui-là Dieu s’est livré pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dévoré. C’est de nous qu’Il est arraché. Depuis des siècles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimé à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée… Oh! notre ignorance est profonde! Pour un prêtre érudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande? À peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi! pensent-ils l’avoir rendu familier? Allez! Allez! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessé. On ne veut que plaire. On ne plaît qu’aux sots, qu’on rassure. Nous ne sommes pas des endormeurs, Sabiroux! Nous sommes au premier rang d’une lutte à mort et nos petits derrière nous. Des prêtres! Mais ils ne l’entendent donc pas, le cri de la misère universelle! Ils ne confessent donc que leurs bedeaux! Ils n’ont donc jamais tenu devant eux, face à face, un visage bouleversé? Ils n’ont donc jamais vu se lever un de ces regards inoubliables, déjà pleins de la haine de Dieu, auxquels on n’a plus rien à donner, rien! L’avare rongé par son cancer, le luxurieux comme un cadavre, l’ambitieux plein d’un seul rêve, l’envieux qui toujours veille. Hé quoi! quel prêtre n’a jamais pleuré d’impuissance devant le mystère de la souffrance humaine, d’un Dieu outragé dans l’homme, son refuge!… Ils ne veulent pas voir! Ils ne veulent pas voir!
…
À mesure que l’âpre voix s’élevait dans le vent et le soleil, le vigoureux petit jardin la défiait de toute sa forte vie. La brise de mai, roulant au ciel ses nuages gris, bloquait parfois au-dessous de l’horizon leur immense troupeau. C’est alors qu’un jet de lumière éblouissante, pareil à l’éclair d’un sabre, rasant toute la plaine assombrie, venait éclater dans la haie splendide.
«Je me sentais, écrivait plus tard l’abbé Sabiroux, comme sur une cime isolée, exposé sans défense aux coups d’un invisible ennemi… Et lui, redevenu silencieux, fixait le même point dans l’espace. Il avait l’air d’attendre un signe, qui ne vint pas.
VI.
Il faut que nous rendions la parole au témoin dont nous tenons le meilleur de ce récit, et qui fut choisi par un plus habile et plus puissant pour assister le vieil homme de Lumbres à son dernier combat. Comme les citations précédentes, celles-ci furent tirées du volumineux rapport adressé à ses supérieurs par le scrupuleux chanoine. Assurément, on y verra la crainte et l’amour-propre s’y exprimer parfois avec une ruse innocente. Mais il n’y a rien de tout à fait vil dans le plaidoyer d’un malheureux qui défend son préjugé, son repos, sa vanité, ses raisons de vivre.
Certes, il est bien difficile de se représenter avec assez de force un événement déjà ancien, mais une conversation comme celle que j’essaie de rapporter ici est, pour ainsi dire, insaisissable, et la mémoire la plus fidèle n’en saurait retracer à distance l’attitude, le ton, mille petits faits qui modifient à mesure le sens des mots et nous disposent à n’entendre plus que ceux-là qui s’accordent à notre sentiment secret. Il faut que le respect que je dois à l’ordre formel de mes supérieurs et mon désir de les éclairer triomphent de ma répugnance et de mon scrupule. J’essaierai donc, moins de rapporter les termes, que d’en reproduire le sens général, et l’impression singulière que j’en ressentis.
– Prenez garde, Sabiroux! s’était écrié tout à coup mon malheureux confrère, d’une voix qui me cloua sur place. Ses yeux lançaient des flammes. Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans qu’il daignât seulement baisser son regard. Devrais-je l’avouer encore? J’étais sous le charme, si l’on peut appeler charme une affreuse contraction des nerfs, une curiosité dévorante. Aussi longtemps qu’il parla, je ne doutai plus d’être en présence d’un homme véritablement surnaturel, en pleine extase. Mille choses, auxquelles je n’avais jamais pensé, et qui m’apparaissent aujourd’hui pleines de contresens et d’obscurités, ou même d’imaginations puériles, éclairèrent alors ensemble mon cœur et ma raison. Je crus pénétrer dans un nouveau monde. Comment reproduire de sang froid ces phrases singulières où, suppliant et menaçant tour à tour, tantôt pâle de rage, tantôt ruisselant de larmes, avec un accent déchirant, il désespérait du salut des âmes, retraçait leur inutile martyre, s’emportant contre le mal et da mort comme s’il eût serré Satan à la gorge. Satan! le nom revenait sans cesse sur ses lèvres, et il le prononçait avec un accent extraordinaire, qui vous perçait le cœur. S’il était permis à des yeux humains d’entrevoir l’ange rebelle, à qui la sainte naïveté de nos pères attribuait tant de merveilles, aujourd’hui mieux connues, de telles paroles l’eussent évoqué, car déjà son ombre était entre nous deux, humbles prêtres, dans le petit jardin. Non! messieurs, un pareil discours ne peut être repris de sang-froid! Il faudrait entendre cet homme vénérable, transfiguré par l’horreur, et comme transporté de haine, évoquant les souvenirs les plus secrets de son saint ministère, d’effroyables aveux, le travail du péché dans les âmes, et jusqu’aux visages des infortunés, devenus la proie du démon, où son regard visionnaire voyait se retracer ligne à ligne l’agonie de Notre-Seigneur sur la Croix. Une espèce d’enthousiasme me transportait. Je n’étais plus un de ces ministres de la morale chrétienne mais un homme inspiré, un de ces exorcistes légendaires, prêts à arracher aux puissances du mal les brebis de leur troupeau. Miracle de l’éloquence! le prononçais des paroles sans suite, j’aurais voulu m’élancer, braver des dangers, peut-être le martyre. Pour la première fois, il me parut que j’entrevoyais le but véritable de ma vie et la majesté du sacerdoce. Je me jetai, oui, je me jetai aux genoux de M. le curé de Lumbres. Bien plus! Je pressai entre mes mains les plis de sa pauvre soutane, j’y imprimai mes lèvres, je l’arrosai de mes larmes, et m’écriant, hélas! dans la surabondance de ma joie, je jetai ces paroles plutôt que je ne les prononçai: «Vous êtes un saint!… Vous êtes un saint!…»