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«Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dont Michelet a dit que, tout en étant les plus forts mâles, ils ont beaucoup de la nature féminine. Par là s’explique tout un côté de ses œuvres, où l’on aperçoit la cruauté du talent et le besoin de faire souffrir. Étant donné cette nature, le martyre cruel et immérité qu’un sort aveugle lui envoya devait profondément modifier son caractère. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu nerveux et irritable au plus haut degré. Mais je ne crois pas risquer un paradoxe en disant que son talent bénéficia de ses souffrances, qu’elles développèrent en lui le sens de l’analyse psychologique.»

C’était l’opinion de l’écrivain lui-même, non-seulement au point de vue de son talent, mais de toute la suite de sa vie morale. Il parlait toujours avec gratitude de cette épreuve, où il disait avoir tout appris. Encore une leçon sur la vanité universelle de nos calculs! À quelques degrés de longitude plus à l’ouest, à Francfort ou à Paris, cette incartade révolutionnaire eût réussi à Dostoïevsky, elle l’eût porté sur les bancs d’un Parlement, où il eût fait de médiocres lois; sous un ciel plus rigoureux, la politique le perd, le déporte en Sibérie; il en revient avec des œuvres durables, un grand renom, et l’assurance intime d’avoir été remis malgré lui dans sa voie. Le destin rit sur nos revers et nos réussites; il culbute nos combinaisons et nous dispense le bien ou le mal en raison inverse de notre raison, Quand on écoute ce rire perpétuel, dans l’histoire de chaque homme et de chaque jour, on se trouve niais de souhaiter quelque chose.

Pourtant l’épreuve était cruelle, on le verra de reste en lisant les pages qui la racontent. Notre auteur feint d’avoir trouvé ce récit dans les papiers d’un ancien déporté, criminel de droit commun, qu’il nous représente comme un repenti digne de toute indulgence. Plusieurs des personnages qu’il met en scène appartiennent à la même catégorie. C’étaient là des concessions obligées à l’ombrageuse censure du temps; cette censure n’admettait pas qu’il y eût des condamnés politiques en Russie. Il faut tenir compte de cette fiction, il faut se souvenir en lisant que le narrateur et quelques-uns de ses codétenus sont des gens d’honneur, de haute éducation. Cette transposition, que le lecteur russe fait de lui-même, est indispensable pour rendre tout leur relief aux sentiments, aux contrastes des situations. Ce qui n’est pas un hommage à la censure, mais un tour d’esprit particulier à l’écrivain, c’est la résignation, la sérénité, parfois même le goût de la souffrance avec lesquels il nous décrit ses tortures. Pas un mot enflé ou frémissant, pas une invective devant les atrocités physiques et morales où l’on attend que l’indignation éclate; toujours le ton d’un fils soumis, châtié par un père barbare, et qui murmure à peine: «C’est bien dur!» On appréciera ce qu’une telle contention ajoute d’épouvante à l’horreur des choses dépeintes.

Ah! il faudra bander ses nerfs et cuirasser son cœur pour achever quelques-unes de ces pages! Jamais plus âpre réalisme n’a travaillé sur des sujets plus repoussants. Ressuscitez les pires visions de Dante, rappelez-vous, si vous avez pratiqué cette littérature, le Maleus maleficorum, les procès-verbaux de questions extraordinaires rapportés par Llorente, vous serez encore mal préparé à la lecture de certains chapitres; néanmoins, je conseille aux dégoûtés d’avoir bon courage et d’attendre l’impression d’ensemble; ils seront étonnés de trouver cette impression consolante, presque douce. Voici, je crois, le secret de cette apparente contradiction.

À son entrée au bagne, l’infortuné se replie sur lui-même: du monde ignoble où il est précipité, il n’attend que désespoir et scandale. Mais peu à peu, il regarde dans son âme et dans les âmes qui l’entourent, avec la minutieuse patience d’un prisonnier. Il s’aperçoit que la fatigue physique est saine, que la souffrance morale est salutaire, qu’elle fait germer en lui d’humbles petites fleurs aux bons parfums, la semence de vertu qui ne levait pas au temps du bonheur. Surtout il examine de très-près ses grossiers compagnons; et voici que, sous les physionomies les plus sombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe. C’est l’accoutumance d’un homme jeté dans les ténèbres: il apprend à voir, et jouit vivement des pâles clartés reconquises. Chez toutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage des parties humaines, et dans ces parties humaines des parcelles divines. Il se simplifie au contact de ces natures simples, il s’attache à quelques-unes, il apprend d’elles à supporter ses maux avec la soumission héroïque des humbles. Plus il avance dans son étude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellents exemplaires de l’homme. L’horreur du supplice passe bientôt au second plan, adoucie et noyée dans ce large courant de pitié, de fraternité: que de bonnes choses ressuscitées dans la maison des morts! Insensiblement, l’enfer se transforme et prend jour sur le ciel. Il semble que l’auteur ait prévu cette transformation morale, quand il disait au début de son récit, en décrivant le préau de la forteresse: «Par les fentes de la palissade,… on aperçoit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui est au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre.»

On comprend maintenant pourquoi cette douloureuse lecture laisse une impression consolante; beaucoup plus, je vous assure, que tels livres réputés très-gais, qui font rire en maint endroit, et qu’on referme avec une incommensurable tristesse; car ceux-ci nous montrent, dans l’homme le plus heureux, une bête désolée et stupide, ravalée à terre pour y jouir sans but. Dans un autre art, regardez le Martyre de saint Sébastien et l’Orgie romaine de Couture: quel est celui des deux tableaux qui vous attriste le plus? C’est que la joie et la peine ne résident pas dans les faits extérieurs, mais dans la disposition d’esprit de l’artiste qui les envisage; c’est qu’il n’y a qu’un seul malheur véritable, celui de manquer de foi et d’espérance. De ces trésors, Dostoïevsky avait assez pour enrichir toute la chiourme. Il les puisait dans l’unique livre qu’il posséda durant quatre ans, dans le petit évangile, que lui avait donné la fille d’un proscrit; il vous racontera comment il apprenait à lire à ses compagnons sur les pages usées. Et l’on dirait, en effet, que les Souvenirs ont été écrits sur les marges de ce volume; un seul mot définit bien le caractère do l’œuvre et l’esprit de celui qui la conçut: c’est l’esprit évangélique. La plupart de ces écrivains russes en sont pénétrés, mais nul ne l’est au même degré que Dostoïevsky, assez indifférent aux conséquences dogmatiques, il ne retient que la source de vie morale; tout lui vient de cette source, même le talent d’écrire, c’est-à-dire de communiquer son cœur aux hommes, de leur répondre quand ils demandent un peu de lumière et de compassion.

En insistant sur ce trait capital, je dois mettre le lecteur en garde contre une assimilation trompeuse. Quelques-uns diront peut-être: Tout ceci n’est pas nouveau, c’est la fantaisie romantique sur laquelle nous vivons depuis soixante ans, la réhabilitation du forçat, une génération de plus dans la nombreuse famille qui va de Claude Gueux à Jean Valjean. – Qu’on regarde de plus près; il n’y a rien de commun entre les deux conceptions. Chez nous, ce parti pris est trop souvent un jeu d’antithèses qui nous laisse l’impression de quelque chose d’artificiel et de faux; car on grandit le forçat au détriment des honnêtes gens, comme la courtisane aux dépens des honnêtes femmes. Chez l’écrivain russe, pas l’ombre d’une antithèse; il ne sacrifie personne à ses clients, il ne fait pas d’eux des héros; il nous les montre ce qu’ils sont, pleins de vices et de misères; seulement, il persiste à chercher en eux le reflet divin, à les traiter en frères déchus, dignes encore de charité. Il ne les voit pas dans un mirage, mais sous le jour simple de la réalité; il les dépeint avec l’accent de la vérité vivante, avec cette juste mesure qu’on ne définit point à l’avance, mais qui s’impose peu a peu au lecteur et contente la raison.