Le Capetown Maru était mouillé cinq cents mètres plus loin à l’extrémité d’une haute jetée en béton. Dans la direction opposée, derrière des rangées d’entrepôts et de grosses citernes de gaz rouge et blanc, une foule d’ouvriers se massait le long des quais près du portail. Malgré le tambourinement de la pluie, j’entendais quelqu’un crier dans un porte-voix. Il y a eu ensuite un bruit qui pouvait être ou non celui de coups de feu.
« Montez », a dit Jala en me désignant d’un geste pressant l’arrière de la voiture où Diane, courbée sur sa blessure, semblait prier. « Vite, vite ! » Il s’est mis au volant.
J’ai jeté un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule à la foule plus ou moins masquée par la pluie.
Quelque chose de la taille d’un ballon de football américain s’est élevé haut au-dessus des ouvriers en laissant dans son sillage des spirales de fumée blanche. Une grenade lacrymogène.
La voiture a bondi en avant.
« La police n’est pas seule, a dit Jala tandis que nous remontions le quai à vive allure. Elle ne serait pas d’une telle imprudence. C’est le Nouveau Reformasi. Des voyous qu’on a recrutés dans les taudis de Jakarta et revêtus de l’uniforme d’agent gouvernemental. »
Des uniformes et des armes à feu. Et encore du gaz lacrymogène, en nuages houleux qui se fondaient dans la pluie. La foule a commencé à s’effilocher sur les bords.
Il y a eu un oump au loin et une boule de feu est montée de quelques mètres dans le ciel.
Jala l’a aperçue dans son rétroviseur. « Mon Dieu ! Les imbéciles ! Ils ont dû tirer sur un fût de pétrole. Les docks…»
Les sirènes ont meuglé par-dessus l’eau. La foule était vraiment paniquée, maintenant. J’ai enfin pu voir les policiers, se frayant en ligne un chemin par le portail qui barrait l’entrée du port. Équipée d’armes lourdes, leur avant-garde portait des masques noirs.
Un camion de pompiers est sorti de son abri dans un crissement de pneus et a pris la direction du portail.
Nous avons emprunté une suite de rampes pour nous arrêter à l’endroit où l’embarcadère se trouvait au niveau du pont principal du Capetown Maru, un vieux cargo battant pavillon de complaisance. Les premiers Minang de notre groupe s’élançaient déjà sur la petite passerelle métallique reliant le pont principal au quai.
Jala s’est précipité hors de l’automobile. Le temps que je fasse sortir Diane – nous avons abandonné la civière de jute : Diane arrivait à tenir debout en s’appuyant pesamment sur moi –, une dispute enflammée opposait en anglais Jala et l’homme debout à l’extrémité de la passerelle : le commandant de bord, le pilote ou quelqu’un investi d’une autorité similaire, un type trapu enturbanné comme un Sikh et serrant résolument les dents.
« On s’est arrangés il y a des mois, disait Jala.
— … mais avec ce temps…
— … quel que soit le temps…
— … mais sans l’approbation des autorités portuaires…
— … d’accord, mais il n’y a pas d’autorités portuaires… regardez ! »
Jala a fait un geste qu’il voulait de pure forme. Mais il agitait la main en direction des citernes de gaz et d’essence près du portail principal quand l’un des réservoirs a explosé.
Je ne l’ai pas vu. L’explosion m’a jeté sur le sol de béton et j’en ai senti la chaleur sur ma nuque. Il y a eu un bruit énorme, mais qui est arrivé comme après coup. Les oreilles bourdonnantes, j’ai roulé sur le dos dès que j’ai pu bouger. Le gaz, me suis-je dit. Ou du moins ce qu’ils stockaient dans les citernes, benzène, kérosène, mazout, voire huile de palme brute. Le feu avait dû s’étendre, ou bien la police, livrée à elle-même, avait tiré dans la mauvaise direction. J’ai tourné la tête pour chercher Diane. Je l’ai trouvée à côté de moi, regardant en arrière avec une expression plus perplexe qu’effrayée. Je n’entends pas la pluie, ai-je songé. Mais il y avait un autre bruit, très distinct et plus inquiétant : le ping des débris en train de tomber. Des éclats de métal, certains en feu. Ping, résonnaient-ils en heurtant le quai en béton ou le pont métallique du Capetown Maru.
« Couchez-vous », a crié Jala, d’une voix faible, submergée. « Tout le monde se couche, vite ! »
J’ai essayé de couvrir Diane de mon corps. Quelques interminables secondes durant, une grêle de métal en feu s’est abattue autour de nous ou dans l’eau sombre derrière la coque peinte en blanc et brun orangé. Puis elle a cessé d’un coup. Il n’est plus rien tombé que la pluie, douce comme le murmure de cymbales caressées par des balais.
Nous nous sommes relevés. Jala poussait déjà des gens vers l’extrémité de la passerelle tout en jetant des coups d’œil craintifs aux flammes. « Ce ne sera peut-être pas la dernière ! Montez à bord, tous, allez, tous à bord ! » Il a fait passer les villageois devant l’équipage du Capetown, qui maîtrisait les débuts d’incendie sur le pont ou larguait les amarres.
La fumée se dirigeait vers nous, masquant les violences sur le rivage. J’ai aidé Diane à grimper à bord. Elle grimaçait à chaque pas et sa blessure avait commencé à saigner dans les bandages. Nous avons été les derniers à franchir la passerelle. Deux marins ont entrepris de la retirer derrière nous, activant le treuil sans quitter des yeux la colonne de feu sur les quais.
Les moteurs du Capetown Maru ont vrombi sous le pont. M’apercevant, Jala est venu prendre Diane par l’autre bras. Lorsque celle-ci s’est rendu compte de sa présence, elle lui a demandé : « Sommes-nous en sécurité ?
— Pas avant d’être sortis du port. »
Sur l’eau gris-vert, cornes et sirènes retentissaient. Tout navire mobile tentait de gagner le large. Jala a regardé le quai et s’est raidi. « Vos bagages », m’a-t-il lancé.
On avait chargé sur l’un des petits plateaux de transbordement la valise rigide et cabossée pleine de papiers, de médicaments et de mémoire numérique. Elle s’y trouvait toujours, abandonnée.
« Remettez la passerelle », a intimé Jala aux matelots de pont.
Ils l’ont regardé, incertains de son autorité. Le second était parti dans la timonerie. Jala a gonflé la poitrine avant de prononcer d’un ton très dur quelques mots dans une langue que je n’ai pas reconnue. Les marins ont haussé les épaules et redéployé la passerelle jusqu’au quai.
Les moteurs du navire ont émis une note plus grave.
J’ai retraversé en courant, l’aluminium ondulé résonnant sous mes pas. J’ai attrapé la valise. J’ai jeté un dernier coup d’œil en arrière. Au bout du quai, un détachement d’une douzaine d’agents en uniforme du Nouveau Reformasi s’est mis à courir en direction du Capetown Maru. « Appareillez ! criait Jala comme si le navire lui appartenait. Appareillez ! Vite ! »
La structure en aluminium a commencé à reculer. J’ai jeté les bagages à bord et me suis précipité à leur suite.
J’ai atteint le pont avant que le navire commence à bouger.
Puis une autre citerne Avigas a explosé et nous a tous jetés au sol.
De rêves entourés
Les batailles nocturnes entre les pirates de la route et la police de l’autoroute gênaient les voyages même dans les meilleurs moments. Une période de scintillement les rendait encore plus difficiles. Les autorités déconseillaient tout déplacement superflu tant qu’il durait, mais cela n’empêchait personne d’essayer de rejoindre famille ou amis, voire dans certains cas de monter simplement en voiture pour rouler jusqu’à se retrouver à court d’essence ou de temps. J’ai jeté dans deux valises tout ce que je ne voulais pas laisser derrière moi, y compris les archives données par Jase.