Nous l’appelons « Arc » parce que nous sommes une espèce myope. L’Arc est en réalité un anneau, un cercle de mille cinq cents kilomètres de diamètre, mais dont seule la moitié supérieure s’élève au-dessus des eaux. Le reste est sous-marin ou enfoui dans la croûte terrestre, exploitant peut-être (comme l’ont avancé certains) l’énergie du magma subocéanique. Mais de notre point de vue de fourmis, cela ressemblait bien à un arc de cercle, dont le sommet se trouvait nettement au-dessus de l’atmosphère.
Même la moitié exposée n’était complètement visible que sur les photographies spatiales, et en général, on trafiquait ces clichés pour en accentuer les détails une section transversale du matériau de l’anneau lui-même – en fait, du câble qui formait la boucle – donnerait un rectangle de quatre cents sur mille cinq cents mètres. Immense, même s’il renfermait un espace démesurément plus grand et s’avérait parfois difficile à voir de loin.
L’itinéraire du Capetown Maru nous avait conduits au sud de l’anneau, parallèlement à son rayon et presque sous son sommet. Le soleil brillait toujours sur ce dernier, qui ne ressemblait plus à un U ou un J tordu mais à un sourcil légèrement froncé (comme celui du chat du Cheshire, d’après Diane) haut au nord dans le ciel. Les étoiles tournaient en passant de chaque côté, comme du plancton phosphorescent divisé par la proue d’un navire.
Diane a posé la tête sur mon épaule. « J’aurais aimé que Jason voie ça.
— Je crois qu’il l’a vu. Mais pas sous cet angle. »
Dès la mort de Jason, nous avons dû affronter trois problèmes, à la Grande Maison.
Le plus urgent était Diane, dont la condition physique n’a pas changé jusqu’à plusieurs jours après l’injection du médicament martien. Elle était quasi comateuse et sujette à une fièvre intermittente, son pouls battant dans sa gorge comme une aile d’insecte. Nous avions peu de fournitures médicales et je devais de temps en temps la persuader de boire une gorgée d’eau. Le bruit de sa respiration a constitué la seule véritable amélioration : elle devenait peu à peu plus détendue et moins encombrée. Ses poumons, au moins, se réparaient.
Le deuxième problème, déplaisant, se rencontrait toutefois dans de trop nombreuses maisonnées du pays : un membre de la famille venant de rendre l’âme, il fallait l’enterrer.
Au cours des jours précédents, le monde avait connu une grande vague de décès (par accidents, suicides, homicides). Ni les États-Unis ni aucune autre nation sur Terre n’étaient équipés pour l’affronter, sauf de la manière la plus crue possible. La radio locale avait commencé à lister les sites de dépôt pour les enterrements collectifs, on avait réquisitionné des camions frigorifiques dans les usines de conditionnement de viande et mis en place un numéro de téléphone spécial, les communications ayant été rétablies, mais Carol a refusé d’en entendre parler. Lorsque j’ai abordé le sujet, elle s’est repliée dans une attitude de dignité farouche : « Je ne le ferai pas, Tyler. Je ne laisserai pas jeter Jason dans une fosse comme un pauvre du Moyen Âge.
— Carol, nous ne pouvons pas…
— Silence ! Il me reste trois ou quatre contacts d’autrefois. Laisse-moi passer quelques coups de fil. »
Spécialiste respectée avant le Spin, elle devait disposer à l’époque d’un vaste réseau de contacts, mais qui pouvait-elle encore connaître après trente ans de réclusion alcoolique ? Elle a néanmoins passé la matinée au téléphone, à localiser les numéros de ceux qui en avaient changé, à se présenter à nouveau, à expliquer, amadouer, supplier. Tout cela me semblait sans espoir. Mais moins de six heures plus tard, un corbillard s’arrêtait devant la maison et deux professionnels visiblement épuisés mais implacablement aimables sont entrés poser le corps de Jason sur une civière à roulettes avant de le faire sortir pour la dernière fois de la Grande Maison.
Carol est ensuite restée à l’étage jusqu’à la fin de la journée, tenant la main de Diane, chantant à sa fille des chansons que celle-ci n’entendait sans doute pas. Cette nuit-là, Diane a bu un verre entier pour la première fois depuis que le soleil rouge s’était levé… une « dose d’entretien », comme elle a dit.
Notre troisième gros problème a été E.D. Lawton.
Il avait fallu informer E.D. du décès de son fils, et Carol s’était préparée à accomplir ce devoir-là aussi. Elle a reconnu ne plus lui parler depuis deux ans que par l’intermédiaire de leurs avocats et avoir toujours eu peur de lui, du moins tant qu’elle restait sobre : lui était grand, amateur de conflits, intimidant, elle fragile, évasive, rusée. Mais son chagrin avait transformé cette équation de manière subtile.
Au bout de quelques heures, elle a fini par réussir à le contacter – il se trouvait non loin de là, à Washington – et à lui parler de Jason. Elle s’est montrée d’une imprécision prudente sur la cause du décès. Elle lui a raconté que Jason était arrivé chez elle souffrant en apparence d’une pneumonie devenue critique peu après le courant coupé et le monde devenu fou : pas de téléphone, pas d’ambulance, et en définitive pas d’espoir.
Je lui ai demandé comment E.D. avait accueilli la nouvelle.
Elle a haussé les épaules. « D’abord, il n’a rien dit. C’est par le silence qu’E.D. exprime sa douleur. Son fils est mort, Tyler. Cela ne l’a peut-être pas surpris, étant donné les événements de ces derniers jours. Mais cela lui a fait du mal. Je pense que cela lui a fait un mal effroyable.
— Lui avez-vous dit que Diane était là ?
— J’ai pensé plus sage de m’en abstenir. » Elle m’a regardé. « Je ne lui ai pas parlé non plus de toi. Je sais que Jason et E.D. étaient en conflit. Jason est venu échapper à quelque chose qui se passait à Périhélie, quelque chose qu’il trouvait effrayant. Je présume que cela a un rapport quelconque avec le médicament martien. Non, Tyler, ne m’explique pas… je m’en fiche et de toute manière, je ne comprendrais sans doute pas. Mais j’ai pensé qu’il valait mieux éviter qu’E.D. débarque ici en essayant de prendre les choses en main.
— Il n’a pas pose de questions sur elle ?
— Non, pas sur Diane. Mais il s’est tout de même passé une chose étrange. Il m’a demandé de m’assurer que Jason… eh bien, que le corps de Jason soit conservé. Il a posé beaucoup de questions à ce sujet. Je lui ai dit avoir pris les dispositions nécessaires, qu’il y aurait des obsèques et que je le tiendrais au courant. Mais cela ne lui a pas suffi. Il réclame une autopsie. Mais j’ai fait mon obstinée. » Elle m’a regardé froidement. « Pourquoi réclame-t-il une autopsie, Tyler ?
— Je n’en sais rien », ai-je répondu.
Mais j’ai entrepris de le découvrir. Je suis allé dans la chambre de Jason. Les draps avaient été enlevés du lit vide. J’ai ouvert la fenêtre avant de réinstaller sur la chaise près de la commode pour regarder ce qu’avait laissé Jason.
Il m’avait demandé d’enregistrer ses considérations finales sur la nature des Hypothétiques et la manipulation à laquelle ils se livraient avec la Terre. Il m’avait aussi demandé d’inclure une copie de cet enregistrement dans chacune des douze enveloppes matelassées, timbrées et adressées, à expédier si le service postal était rétabli un jour. De toute évidence, Jase ne s’attendait pas à produire un tel monologue à son arrivée à la Grande Maison, quelques jours avant la fin du Spin. Une autre crise le tourmentait. Son testament sur son lit de mort constituant un ajout de dernière minute.
J’ai parcouru la liasse d’enveloppes. Toutes étaient adressées, de la main de Jason, à des noms que je n’ai pas reconnus. Correction : j’ai reconnu un nom sur l’une d’elles.