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« Je lui ai dit, pour Jason, a admis Carol quand je lui ai montré le papier.

— Vous êtes sûre que c’était une bonne idée ?

— Il fallait bien qu’elle l’apprenne tôt ou tard. Elle finira par l’accepter, Tyler. Ne t’inquiète pas. Diane ira bien. Diane a toujours été la plus forte des deux. »

Le matin des obsèques de Jason, je me suis occupé des enveloppes qu’il avait laissées : j’ai ajouté une copie de son dernier enregistrement dans chacune et je les ai toutes glissées dans une boîte aux lettres choisie au hasard sur le chemin de la chapelle réservée par Carol pour la cérémonie. Les colis devraient sans doute patienter quelques jours dans la boîte – le rétablissement du service postal se poursuivait – mais je me suis dit qu’ils y seraient plus en sécurité qu’à la Grande Maison.

La « chapelle » était un salon funéraire sans confession situé dans la grande rue d’un quartier de banlieue, rue très encombrée depuis la levée des restrictions de déplacement. Jase avait toujours manifesté un mépris de rationaliste envers les obsèques sophistiquées, mais la notion que Carol avait de la dignité exigeait une cérémonie, même médiocre et de pure forme. Elle avait réussi à rassembler une petite foule composée surtout de vieux voisins qui avaient connu Jason enfant et suivi sa carrière de loin par ses brèves apparitions télévisées et les encadrés dans le journal. C’était sa célébrité sur le déclin qui remplissait les travées.

J’ai prononcé un bref éloge funèbre. (Diane s’en serait mieux sortie, mais son état ne lui avait pas permis de venir.) Jase, ai-je dit, avait dédié sa vie à la poursuite de la connaissance, non avec arrogance mais avec humilité : il comprenait que le savoir n’était pas créé mais découvert, qu’on ne pouvait le posséder, seulement le partager, de la main à la main, d’une génération à l’autre. Jason s’était lui-même inclus dans ce partage, dont il continuait à faire partie. Il s’était incorporé dans le réseau du savoir.

Je me trouvais toujours à la tribune quand E.D. est entré.

Il ne m’a reconnu qu’au milieu de l’allée. Il m’a alors regardé toute une minute avant de s’asseoir sur le banc libre le plus proche.

Plus émacié que dans mon souvenir, il avait tondu ses derniers cheveux blancs. Mais il se comportait toujours comme une personne importante. Il portait un costume sans doute taillé au millimètre près. Il a croisé les bras et inspecté les lieux d’un air impérial, comme pour dresser la liste des personnes présentes. Son regard s’est un peu attardé sur Carol.

À la fin de la cérémonie, Carol s’est levée et a accepté avec courage les condoléances que lui présentaient l’un après l’autre ses voisins en sortant. Elle avait versé d’abondantes larmes les jours précédents, mais son œil restait résolument sec et son regard gardait une distance presque clinique. E.D. s’est approché une fois tout le monde sorti. Elle s’est raidie, comme un félin sentant la présence d’un prédateur plus gros que lui.

« Carol, a dit E.D. Tyler. » Il m’a adressé un regard acerbe.

« Notre fils est mort, a dit Carol. Jason n’est plus parmi nous.

— C’est pour cette raison que je suis venu.

— Pour le pleurer, j’espère…

— Bien entendu.

— … et pas pour une autre raison. Parce qu’il est rentré à la maison pour t’échapper. Je suppose que tu le sais.

— J’en sais davantage à ce sujet que tu ne te l’imagines. Jason avait les idées confuses…

— On peut dire beaucoup de choses de Jason, E.D., mais pas qu’il avait les idées confuses. J’étais avec lui quand il est mort.

— Vraiment ? Intéressant. Parce que moi, contrairement à toi, j’étais avec lui quand il était vivant. »

Carol a inspiré d’un coup et tourné la tête comme si elle avait reçu une gifle.

« Allons, Carol. C’est moi qui ai élevé Jason, tu le sais très bien. Le genre de vie que je lui ai donné peut ne pas te plaire, mais c’est ce que j’ai fait : je lui ai donné une vie et les moyens de la vivre.

— Je lui ai donné le jour.

— C’est une fonction physiologique, pas un acte moral. Tout ce que Jason a jamais eu, il l’a eu de moi. Tout ce qu’il a appris, c’est moi qui le lui ai enseigné.

— Pour le meilleur ou pour le pire…

— Et voilà que tu veux me condamner juste parce que j’ai des préoccupations d’ordre pratique…

— Quelles préoccupations ?

— L’autopsie, bien entendu.

— Oui. Tu en as parlé au téléphone. Mais c’est indigne et pour tout dire, impossible.

— J’espérais que tu prendrais au sérieux mes préoccupations. Ce n’est pas le cas, de toute évidence. Mais je n’ai pas besoin de ta permission. Il y a des hommes qui attendent devant l’entrée pour récupérer le corps, et ils peuvent présenter des ordonnances judiciaires dans le cadre de la loi des mesures d’urgence. »

Elle a reculé d’un pas. « Tu as autant de pouvoir que cela ?

— Ni toi ni moi n’avons le choix, en l’occurrence. Cela va se produire que nous le voulions ou pas. Et il ne s’agit vraiment que d’une formalité. On ne lui fera aucun mal. Alors pour l’amour du ciel, gardons un peu de dignité et de respect mutuel. Laisse-moi avoir le corps de mon fils.

— Je ne peux pas.

— Carol…

— Je ne peux pas te donner son corps.

— Tu ne m’écoutes pas. Tu n’as pas le choix.

— Non, je suis désolée, mais c’est toi qui ne m’écoutes pas. Écoute, E.D., je ne peux pas te donner son corps. »

Il a ouvert la bouche et l’a refermée. Ses yeux se sont écarquillés.

« Carol, a-t-il dit. Qu’as-tu fait ?

— Il n’y a pas de corps. Ou il n’y en a plus. » Ses lèvres se sont plissées en un sourire amer et rusé. « Mais j’imagine que tu peux emporter ses cendres. Si tu y tiens. »

J’ai reconduit Carol à la Grande Maison, où son voisin Emil Hardy – qui avait abandonné la publication de son éphémère journal dès l’électricité rétablie – était resté tenir compagnie à Diane.

« On a parlé de la vie dans le quartier à l’époque, nous a-t-il dit en prenant congé. Je regardais les gamins faire du vélo. C’était il y a bien longtemps. Ce problème de peau qu’elle a…

— Rien de contagieux, l’a rassuré Carol. Ne vous inquiétez pas.

— Bizarre, quand même.

— Oui. Bizarre. Merci, Emil.

— Ashley et moi serions très heureux de vous inviter à dîner un de ces soirs.

— Voilà qui est très aimable. Remerciez Ashley pour moi. » Elle a refermé la porte et s’est tournée vers moi. « Il me faut un verre. Mais chaque chose en son temps. E.D. sait que tu es là. Donc il faut que tu partes, et que tu emmènes Diane. Tu peux le faire ? L’emmener dans un endroit sûr ? Un endroit où E.D. ne la trouvera pas ?

— Bien entendu. Mais vous ?

— Je ne cours aucun danger. E.D. pourrait envoyer des gens dans le coin chercher le trésor qu’il s’imagine que Jason lui a volé. Mais il ne trouvera rien… du moment que tu es consciencieux, Tyler, et il ne peut pas me prendre la maison. E.D. et moi avons signé notre armistice il y a bien longtemps. Nos escarmouches sont insignifiantes. Mais il peut te faire du mal à toi, et il peut en faire à Diane même sans le vouloir.

— Je l’en empêcherai.

— Alors rassemble tes affaires. Tu n’as peut-être pas beaucoup de temps. »

La veille du jour où le Capetown Maru devait traverser l’Arc, je suis monté sur le pont assister au lever du soleil. On voyait à peine l’Arc, aux piliers masqués à l’ouest comme à l’est par l’horizon, mais dans la demi-heure précédant l’aube, son apex a formé une ligne dans le ciel presque juste au-dessus de nos têtes, fil de rasoir luisant doucement.