Il a disparu derrière un voile de cirrus en milieu de matinée, mais nous savions tous qu’il était là.
La perspective du transit rendait nerveux non seulement les passagers, mais aussi l’équipage, malgré son expérience. Celui-ci vaquait à ses occupations habituelles, pourvoyant aux besoins du navire, réparant la machinerie, décapant et repeignant la superstructure, mais avec un rythme de travail empreint d’une brusquerie absente la veille. Jala a trimbalé une chaise en plastique jusqu’au pont et s’est assis près de moi, protégé du vent par les longs conteneurs de fret, qui limitaient toutefois sa vue sur la mer.
« C’est mon dernier voyage de l’autre côté », a-t-il dit. Il avait revêtu une tenue appropriée pour la chaleur de la journée : des jeans et une chemise jaune bouffante qu’il avait ouverte pour exposer sa poitrine au soleil. Il a décapsulé la canette de bière qu’il venait de prendre dans la glacière. Toutes ces actions annonçaient l’homme sécularisé, l’homme d’affaires tenant la sharia musulmane et l’adat minang dans un égal mépris. « Cette fois, a-t-il repris, pas de retour. »
Il avait brûlé les ponts derrière lui – au sens littéral, s’il avait de près ou de loin orchestré l’émeute à Teluk Bayur. (Les explosions avaient couvert notre fuite d’une manière trop commode pour ne pas sembler suspecte, même si nous avions failli rester prisonniers du sinistre.) Des années durant, Jala avait dirigé une affaire d’émigration clandestine bien plus lucrative que son commerce légal d’import/export. Il disait qu’il y avait davantage d’argent dans les gens que dans l’huile de palme. Mais la concurrence indienne et vietnamienne était féroce et le climat politique se détériorait : mieux valait se retirer à Port Magellan maintenant que passer le reste de sa vie dans une prison du Nouveau Reformasi.
« Vous avez déjà fait le transit ?
— Deux fois.
— C’était difficile ? »
Il a haussé les épaules. « Ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte. »
À midi, la plupart des passagers étaient montés sur le pont. En plus des villageois minangkabau, il y avait à bord un assortiment d’émigrants acehnais, malais ou thaïs. Nous étions peut-être une centaine en tout… bien davantage que le nombre de places dans les cabines, mais on avait aménagé trois dortoirs à fond de cale, dans des conteneurs aérés avec soin.
Ce n’était pas le sinistre et souvent mortel trafic humain transportant des réfugiés en Europe et en Amérique du Nord. Les personnes traversant l’Arc jour après jour, pour la plupart refoulées par les timides programmes de recolonisation placés sous l’égide des Nations unies, disposaient souvent d’argent à dépenser. Les membres d’équipage nous traitaient avec égard, bon nombre d’entre eux comprenant les attraits et embûches de Port Magellan pour y avoir séjourné plusieurs mois.
L’un des matelots avait consacré une partie du pont principal à une espèce de terrain de football, délimité par des filets, sur lequel jouait un groupe d’enfants. De temps à autre, la balle rebondissait par-dessus les filets et souvent sur les genoux de Jala, à sa grande contrariété. Jala était irritable, ce jour-là.
Je lui ai demandé quand le navire traverserait.
« D’après le capitaine, dans une douzaine d’heures, si on maintient cette allure.
— Notre dernier jour sur Terre.
— Ne plaisantez pas.
— Je parlais au sens propre.
— Et baissez la voix. Les marins sont superstitieux.
— Que ferez-vous à Port Magellan ? »
Jala a haussé les sourcils. « Ce que j’y ferai ? Je baiserai des belles femmes. Et peut-être quelques moches aussi. Quoi d’autre ? »
La balle a rebondi une fois de plus par-dessus le filet. Cette fois, Jala l’a ramassée et se l’est plaquée sur le ventre. « Nom de nom, je vous avais prévenus ! Le match est terminé. »
Une douzaine de gamins se sont aussitôt pressés contre les filets avec des cris de protestation, mais c’est Eng qui a rassemblé le courage de venir affronter Jala. Le garçon suait et sa cage thoracique pompait comme un soufflet. Son équipe menait de cinq buts. « Rends-la-nous, s’il te plaît, a-t-il demandé.
— Tu veux la récupérer ? » Jala s’est levé, la balle toujours entre les mains, impérieux, empli d’une colère mystérieuse. « Tu la veux ? Va la chercher. » D’un long coup de pied, il a expédié la balle au-dessus du bastingage, dans l’immensité bleu-vert de l’océan Indien.
Eng a eu l’air stupéfait, puis en colère. D’un ton amer, il a chuchoté quelques mots minang.
Jala a rougi. Puis l’a giflé si fort que les grosses lunettes de l’enfant ont volé sur le pont.
« Excuse-toi », a exigé Jala.
Eng est tombé sur un genou, les paupières serrées. Il a inspiré plusieurs fois en sanglotant. Il a fini par se relever. Il est allé récupérer ses lunettes à quelques pas de là, les a remises et est revenu vers nous avec une dignité que j’ai trouvée stupéfiante. Il s’est planté en face de Jala.
« Non, a-t-il prononcé d’une voix faible. C’est à toi de t’excuser. »
Jala est resté un instant le souffle coupé puis a juré. Eng s’est recroquevillé. Jala a levé la main une nouvelle fois.
Je lui ai attrapé le poignet au vol.
Il m’a regardé, interloqué. « Mais enfin, lâchez-moi ! »
Il a essayé de se dégager. Je l’en ai empêché. « Ne le frappez plus, ai-je dit.
— Je fais ce que je veux !
— Très bien. Mais ne le frappez plus.
— Vous… après ce que j’ai fait pour vous !…»
Puis il m’a regardé à nouveau.
J’ignore ce qu’il a vu sur mon visage. Je ne savais pas exactement ce que je ressentais à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, cela a eu l’air de le troubler. Son poing serré s’est rouvert. Jala a semblé se flétrir.
« Putains d’Américains cinglés, a-t-il marmonné. Je vais à la cantine. » Il s’est adressé à la petite foule d’enfants et de matelots de pont rassemblée autour de nous : « Où je peux avoir paix et respect ! » Il s’est éloigné à grands pas.
Eng me regardait toujours, bouche bée.
« Désolé », ai-je dit.
Il a hoché la tête.
« Je ne peux pas récupérer votre balle. »
Il a touché sa joue à l’endroit où Jala l’avait giflé. « Pas grave », a-t-il dit doucement.
Plus tard – nous dînions dans le carré d’équipage, quelques heures avant la traversée –, j’ai raconté l’incident à Diane. « Je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais. Ça m’a juste paru… évident. Presque un réflexe. C’est un truc de Quatrième Âge ?
— Possible. Le besoin de protéger une victime, surtout un enfant, et tout de suite, sans réfléchir. Je l’ai ressenti moi-même. Je suppose que les Martiens ont inscrit cela dans leur reconstruction neuronale… à supposer qu’ils puissent vraiment concevoir des sentiments aussi subtils. Si seulement on avait Wun Ngo Wen pour nous expliquer. Ou Jason, d’ailleurs. Cela t’a semblé forcé ?
— Non…
— Ou incorrect, inapproprié ?
— Non… je pense que c’était exactement ce qu’il fallait faire.
— Mais tu ne l’aurais pas fait avant le traitement ?
— Peut-être que si. Ou que j’aurais voulu. Mais j’y aurais sans doute réfléchi jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
— Tu n’es donc pas mécontent. »