Выбрать главу

Depuis notre dernière conversation, la dynamique de base de l’Arc avait été comprise. Les faits étaient confondants pour quiconque la considérait comme une machine statique ou une simple « porte », mais prenaient tout leur sens si on la voyait de la même manière que Jason : comme une entité complexe et consciente capable de percevoir et manipuler les événements dans son domaine.

L’Arc connectait deux mondes, mais seulement pour des embarcations marines habitées transitant depuis le sud.

Voyons les implications. Pour une brise, un courant marin ou un oiseau en migration, l’Arc se réduisait à deux colonnes fixes entre l’océan Indien et le golfe du Bengale. Tous trois pouvaient circuler sans obstacle autour de l’Arc et le traverser, tout comme n’importe quel navire se déplaçant du nord vers le sud.

Mais traversez l’équateur en bateau du sud vers le nord à 90 degrés à l’est de Greenwich et vous vous retrouviez à regarder l’Arc derrière vous depuis une mer étrangère, sous un ciel étranger, à un nombre incalculable d’années-lumière de la Terre.

Dans la ville de Madras, un service de croisière ambitieux mais pas tout à fait légal avait publié une suite d’affiches annonçant en anglais UNE PLANÈTE AMICALE À DEUX PAS DE CHEZ VOUS ! Interpol l’avait fait fermer – les Nations unies cherchaient encore à réguler le passage, à l’époque – mais ces affiches disaient vrai. Comment de telles choses pouvaient-elles exister ? Demandez aux Hypothétiques.

Diane m’a appris que son divorce avait été prononcé mais qu’elle se trouvait sans travail et sans perspectives d’avenir. « J’ai pensé que si je pouvais te joindre…» Elle semblait indécise, et pas du tout Quatrième Âge, du moins pas du tout comme je m’imaginais un Quatrième Âge. « Si c’est possible. Franchement, j’ai besoin d’un peu d’aide. Pour trouver une place et, tu sais, m’installer. »

Je me suis donc débrouillé pour lui trouver un emploi à la clinique et me suis occupé des papiers pour son immigration. Elle m’a rejoint à Montréal à l’automne.

Cela a été une cour nuancée, lente, à l’ancienne (ou peut-être à demi martienne), durant laquelle Diane et moi nous sommes découverts de manière complètement nouvelle. Nous n’étions plus ni paralysés par le Spin, ni des enfants à la recherche aveugle du réconfort. Nous sommes tombés amoureux, enfin, comme des adultes.

C’est durant ces années-là que la population mondiale a atteint les huit milliards. La plus grande partie de cette croissance s’est écoulée dans les mégacités en expansion : Shanghai, Jakarta, Manille, le littoral chinois ; Lagos, Kinshasa, Nairobi, Maputo ; Caracas, La Paz, Tegucigalpa… tous les terriers enfumés et éclairés au feu que comptait le monde. Il aurait fallu douze Arcs pour infléchir cette croissance démographique, mais la surpopulation générait une vague régulière d’émigrants, de réfugiés et de « pionniers », pour la plupart entassés dans les soutes de navires illégaux et qu’il n’était pas rare de voir arriver morts ou agonisants sur les rives de Port Magellan.

Port Magellan a été la première colonie baptisée du nouveau monde. Une grande partie de celui-ci avait alors été grossièrement cartographiée, en général depuis les airs. Port Magellan se situait à l’extrémité orientale d’un continent que certains appelaient « Équatoria ». Il existait une deuxième masse continentale, encore plus grande (« Boréa ») qui chevauchait le pôle nord et s’étendait jusque dans la zone tempérée de la planète. Les mers australes regorgeaient d’îles et d’archipels.

Le climat était clément, l’air frais, la gravité valait 95,5 % celle de la Terre. Les deux continents semblaient destinés à devenir des greniers à blé. Les poissons pullulaient dans les mers et les cours d’eau. Une légende circulant dans les taudis de Douala et Kaboul voulait qu’on puisse cueillir son dîner dans les arbres géants d’Équatoria et dormir à l’abri de leurs racines.

On ne pouvait pas. Port Magellan était une enclave des Nations unies sous contrôle militaire. L’anarchie et l’insécurité régnaient dans les bidonvilles ayant poussé autour. Mais des villages de pêcheurs actifs constellaient le littoral sur des centaines de kilomètres ; on construisait des hôtels touristiques autour des lagons de Reach Bay et d’Aussie Harbor ; la perspective de terrains fertiles gratuits avait conduit les colons à l’intérieur des terres dans les vallées du fleuve Blanc et du Nouvel Irrawaddi.

Mais la plus importante information en provenance du nouveau monde cette année-là a été la découverte d’un second Arc. Situé à un demi-monde du premier, près de l’extrémité sud du continent boréal, il donnait accès à un autre nouveau monde… un peu moins attrayant, d’après les premiers rapports, ou bien peut-être était-ce juste la saison des pluies, là-bas.

« Il doit y avoir d’autres gens comme moi, a dit Diane cinq ans après la fin du Spin. J’aimerais les rencontrer. »

Je lui avais passé ma copie des archives martiennes, une traduction grossière répartie sur un ensemble de cartes mémoire, et elle l’avait étudiée avec la même intensité qu’elle consacrait autrefois à la poésie victorienne et aux tracts du Nouveau Royaume.

Si Jason avait réussi, alors, oui, il devait y avoir d’autres Quatrièmes Âges sur Terre. Mais annoncer leur présence leur aurait valu un aller simple pour la prison fédérale. L’administration Lomax avait placé tout ce qui était martien sous le boisseau de la sécurité nationale, et les agences chargées de la sécurité des États-Unis s’étaient vu accorder de larges pouvoirs de police durant les crises économiques consécutives à la fin du Spin.

« T’arrive-t-il d’y penser ? » a-t-elle demandé un peu timidement.

À devenir un Quatrième Âge, voulait-elle dire. À m’injecter dans le bras une dose précise du liquide transparent contenu dans une de ces fioles que je conservais dans un coffre-fort métallique au fond du placard de notre chambre. Bien entendu que j’y avais pensé. Cela nous aurait permis de nous ressembler davantage.

Mais le voulais-je ? J’avais conscience de l’espace invisible, du fossé entre sa Quatrièmeté et mon humanité non modifiée, mais sans en avoir peur. Certains soirs, en regardant dans ses yeux solennels, je chérissais même cette différence. C’était le canyon qui définissait le pont, et nous avions construit un pont agréable et solide.

Elle m’a caressé la main, ses doigts lisses sur ma peau texturée, rappel subtil que le temps ne cessait jamais de s’écouler, qu’un jour je pourrais avoir besoin du traitement même si je n’en voulais pas spécialement.

« Pas encore, ai-je répondu.

— Quand ?

— Quand je serai prêt. »

Hughes puis Chaykin ont succédé à Lomax à la présidence, mais tous étaient des vétérans de la même politique de l’ère du Spin. Ils considéraient la biotechnologie martienne comme la nouvelle bombe atomique, au moins potentiellement, qui n’appartenait pour l’instant qu’à eux, une menace propriétaire. La première communication diplomatique de Lomax avec le gouvernement des Cinq Républiques avait été pour demander de ne pas inclure d’informations biotechnologiques dans les émissions martiennes à destination de la Terre. Il avait avancé à l’appui de sa requête des arguments plausibles relatifs aux effets possibles d’une telle technologie sur un monde politiquement divisé et souvent violent – en prenant comme exemple la mort de Wun Ngo Wen –, et jusqu’à présent, les Martiens étaient entrés dans son jeu.

Mais ce contact édulcoré avec Mars avait suffi à semer quelque peu la discorde. Les économistes égalitaristes des Cinq Républiques avaient fait de Wun Ngo Wen une espèce de mascotte posthume pour le nouveau mouvement travailliste global. (Je trouvais choquant de voir le visage de Wun sur les pancartes brandies par les employés du textile des zones industrielles asiatiques ou les assembleurs de cartes électroniques travaillant dans les maquiladoras d’Amérique centrale… mais je ne pense pas que cela lui aurait déplu.)