Nous nous sommes attablés devant du poulet, du thé glacé et le reste de la salade de haricots. « Ça vous gêne si je récite le bénédicité ? » a demandé Simon.
Jason a roulé des yeux mais n’a pas émis d’objection.
Simon a solennellement baissé la tête. Je me suis préparé à entendre un sermon. Mais il s’est contenté de dire : « Donne-nous le courage d’accepter la manne que Tu nous proposes aujourd’hui comme tous les jours. Amen. »
Une prière exprimant non la gratitude mais le besoin de courage. Très contemporain. Assise en face de moi, Diane m’a souri. Puis elle a pressé le bras de Simon et nous nous sommes mis à manger.
Nous avons fini de dîner tôt : la lumière du soleil s’attardait encore et les moustiques n’avaient pas commencé à se déchaîner. La brise était tombée, l’air de plus en plus frais renfermait une certaine douceur.
Ailleurs, la situation évoluait à toute vitesse.
Ce que nous ignorions – ce que même Jason, malgré toutes ses belles relations, n’avait pas encore appris – était qu’à un moment, entre notre première bouchée de poulet et notre dernière cuillerée de salade de haricots, les Chinois avaient rompu les négociations et ordonné le lancement immédiat d’une paire de missiles Dong Feng modifiés armés de têtes nucléaires. Les fusées ont dû s’élever dans le ciel au moment où nous sortions les Heineken de la glacière. Des bouteilles vertes et glacées en forme de fusée, dégoulinantes de sueur estivale.
Nous avons débarrassé la table. J’ai parlé des bougies et annoncé mon intention de conduire Simon en ville le lendemain matin. Diane a murmuré quelque chose à son frère, puis (au bout d’un moment) l’a poussé du coude. Jase a fini par hocher la tête pour se tourner vers Simon en disant : « Il y a une grande surface automobile ouverte jusqu’à neuf heures à la sortie de Stockbridge. Si je t’y conduisais tout de suite ? »
Bien que réticente, c’était une offre de paix. Simon s’est remis de sa surprise : « Je ne vais pas refuser un tour en Ferrari, si c’est bien ce que tu me proposes.
— Je peux te montrer ce dont elle est capable. » Amadoué par la perspective de frimer avec son automobile, Jason est parti chercher ses clés. Simon nous a décoché un regard genre « ça alors » avant de le suivre à l’intérieur. J’ai regardé Diane. Elle a souri, fière de son triomphe de diplomatie.
Ailleurs, les missiles Dong Feng traversaient la barrière Spin pour approcher de leurs cibles programmées. Pensée curieuse que celle de ces fusées fonçant soudain au-dessus d’une Terre noire, froide, immobile, se dirigeant grâce à leur seule programmation interne vers les artefacts sans traits distinctifs qui flottaient à des centaines de kilomètres au-dessus des pôles.
Comme une pièce de théâtre sans public, trop subite pour qu’on y assiste.
Le consensus qui s’est dégagé – après – parmi les gens bien informés a été que la détonation des têtes nucléaires chinoises n’avait eu aucun effet sur le différentiel de temps. Mais elle en a eu un (important) sur le filtre visuel entourant la Terre. Sans parler de la manière dont l’humanité percevait le Spin.
Comme Jase l’avait fait remarquer des années plus tôt, le gradient temporel signifiait que d’énormes quantités de radiations très décalées vers le bleu auraient baigné la surface de notre planète si elles n’avaient été filtrées et gérées par les Hypothétiques. Plus de trois ans de lumière solaire par seconde écoulée : bien assez pour tuer tout ce qui vit sur Terre, stériliser le sol et évaporer les océans. Les Hypothétiques ayant conçu l’enclos temporel de la Terre nous en avaient aussi protégés des effets secondaires mortels. En outre, les Hypothétiques régulaient non seulement le montant d’énergie atteignant la Terre statique, mais aussi la quantité de chaleur et de lumière terrestres irradiées dans l’espace. C’était peut-être pour cela que le temps avait été, ces dernières années, si agréablement… moyen.
Au-dessus des Berkshires, du moins, le ciel semblait d’une transparence de cristal lorsque les missiles chinois ont atteint leur cible, à 19 h 55 heure de New York.
J’étais avec Diane dans le salon lorsque le téléphone a sonné.
Avions-nous remarqué quoi que ce soit avant l’appel de Jason ? Un changement de luminosité, quelque chose d’aussi insignifiant que l’impression qu’un nuage passait devant le soleil ? Non. Rien. Je consacrais toute mon attention à Diane. Nous buvions des rafraîchissements en parlant de tout et de rien. Des livres que nous avions lus, des films que nous avions vus. La conversation était ensorcelante, non par son contenu mais par la cadence des paroles, par le rythme dans lequel nous retombions lorsque nous nous retrouvions seuls, ce jour-là comme par le passé. Toute conversation entre amants ou amis crée ses propres rythmes naturels ou forcés, une conversation cachée courant comme une rivière souterraine sous l’échange le plus ordinaire. Nous prononcions des paroles banales et conventionnelles, mais avec un non-dit profond et parfois perfide.
Et très vite, nous nous sommes mis à flirter, comme si Simon Townsend et les huit dernières années n’avaient jamais existé. Pour plaisanter au début, peut-être plus sérieusement ensuite. Je lui ai dit qu’elle m’avait manqué. « Il y a eu des moments où j’ai eu envie de te parler, a-t-elle avoué. Où j’ai eu besoin de te parler. Mais je n’avais pas ton numéro, ou alors je t’imaginais trop occupé.
— Mon numéro, tu aurais pu le trouver. Et je n’étais pas trop occupé.
— Tu as raison. En réalité, il s’agissait plutôt de… de lâcheté morale.
— Je fais si peur que ça ?
— Pas toi. Notre situation. Je suppose que j’avais l’impression de devoir m’excuser auprès de toi. Et je ne savais pas par où commencer. » Elle a eu un petit sourire. « Je ne suis d’ailleurs toujours pas sûre de savoir.
— Il n’y a rien dont tu doives t’excuser, Diane.
— Je te remercie, mais il se trouve que je ne suis pas d’accord. Nous ne sommes plus des enfants. Nous pouvons nous retourner sur le passé avec un minimum de perspicacité. Nous étions aussi proches que deux personnes peuvent l’être sans se toucher. Mais c’était la seule chose que nous ne pouvions pas faire. Ni même dont nous ne pouvions discuter. Comme si nous avions fait vœu de silence.
— Depuis la nuit où les étoiles ont disparu », ai-je dit, la gorge sèche, atterré par moi-même, terrifié, excité.
Diane a fait un geste. « Ah, cette nuit-là… Tu sais ce qu’il me reste comme souvenir de cette nuit ? Les jumelles de Jason. J’observais la Grande Maison pendant que vous regardiez le ciel. Je ne me souviens vraiment pas des étoiles. Je me souviens plutôt avoir aperçu Carol dans une des chambres du fond avec un des extra engagés pour le service. Elle était saoule et on aurait dit qu’elle lui faisait des avances. » Elle a ri timidement. « Cela a été ma petite apocalypse à moi. Tout ce que je détestais déjà dans la Grande Maison, dans ma famille, tout cela résumé en une nuit. J’ai juste voulu faire comme si cela n’existait pas. Pas de Carol, pas d’E.D., pas de Jason…
— Pas de Tyler ? »
Elle s’est déplacée sur le canapé et, parce que c’était devenu une conversation de ce genre-là, a posé sa main sur ma joue. Sa main froide, à la température de la boisson qu’elle avait tenue. « Tu étais l’exception. J’avais peur. Tu t’es montré d’une patience incroyable. Je m’en rendais compte.
— Mais nous ne pouvions pas…