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« Je ne sais pas, Tyler. Tu as l’air plutôt lugubre.

— Partagé, plutôt. Je songe à quitter la ville.

— Vraiment ? Genre en déplacement professionnel ?

— Définitivement.

— Ah ? » Son sourire s’est évanoui. « Quand as-tu pris cette décision ?

— Je n’ai rien décidé. C’est le problème. »

Elle a ouvert sa porte en grand et m’a fait signe d’entrer. « Sérieusement ? Tu vas aller où ?

— C’est une longue histoire.

— Tu veux dire qu’il te faut un verre avant d’en parler ?

— Par exemple », ai-je répondu.

Giselle était venue faire ma connaissance l’année précédente, durant une réunion des résidents de l’immeuble qui se tenait au sous-sol. Elle avait vingt-quatre ans et m’arrivait à peu près à la clavicule. Elle travaillait de jour dans un restaurant franchisé à Renton, mais quand on avait commencé à prendre le café ensemble le dimanche après-midi, elle m’avait raconté être « une pute, une prostituée, c’est mon travail à temps partiel ».

Elle voulait dire en fait qu’elle appartenait à un vague groupe de copines qui se transmettaient les noms d’hommes plus âgés (présentables, en général mariés) prêts à rémunérer généreusement une relation sexuelle mais terrifiés par la prostitution de rue. Giselle m’avait raconté cela avec les épaules redressées et une expression de défi, au cas où j’aurais été choqué ou dégoûté. Je ne l’avais pas été. Nous vivions les années Spin, après tout. Les gens de l’âge de Giselle suivaient leurs propres règles, pour le meilleur ou pour le pire, et les gens comme moi s’abstenaient de porter un jugement.

Nous avons continué à boire un café ou dîner ensemble de temps en temps, et il m’était arrivé à une ou deux reprises de demander des analyses de sang pour son compte. Son dernier test HIV était négatif et son organisme ne renfermait qu’un seul anticorps contre des virus de grandes maladies contagieuses : celui de la fièvre du Nil occidental. En d’autres termes, elle avait été à la fois chanceuse et prudente.

Mais l’inconvénient du commerce sexuel, m’avait confié Giselle, était qu’il se mettait à définir votre vie, même à son niveau semi-professionnel. On devenait, d’après elle, le genre de femme à trimballer des préservatifs et du Viagra dans son sac à main. Pourquoi le faire, dans ce cas, au lieu par exemple de prendre un travail de nuit au grand supermarché ? La question ne lui a pas plu et elle y a répondu sur la défensive : « C’est peut-être une perversion chez moi. Ou un hobby, tu sais, comme les trains en modèle réduit. » Mais je savais qu’elle avait fui très jeune un beau-père brutal à Saskatoon, et il n’était pas difficile d’imaginer le tour pris ensuite par sa vie. Et bien entendu, elle pouvait, tout aussi facilement que n’importe qui d’un certain âge, excuser un comportement à risques par la quasi-certitude de notre extinction en masse. La mortalité, a dit un jour un écrivain de ma génération, l’emporte sur la moralité.

« Bon, il faut que tu te saoules comment ? a-t-elle demandé. Juste pompette ou complètement déchiré ? En fait, je ne suis pas sûre qu’on ait le choix. Le bar n’est pas très fourni, ce soir. »

Elle m’a préparé un mélange à base de vodka qui, au goût, semblait sortir d’une cuve à mazout. J’ai débarrassé une chaise du journal du jour et me suis assis. L’appartement de Giselle était décemment meublé mais elle semblait aussi douée pour le ménage qu’un étudiant de première année débarquant en résidence universitaire. Le journal était ouvert sur l’éditorial. La caricature portait sur le Spin et représentait les Hypothétiques sous forme de deux araignées noires enserrant le globe terrestre entre leurs pattes velues. Légende : « On les mange tout de suite ou on attend les élections ? »

« Je n’y comprends rien », a dit Giselle en désignant le journal du pied alors qu’elle se laissait tomber sur le sofa.

« À la caricature ?

— Au tout. Au Spin. Au “non-retour”. Lire les journaux, c’est comme… Bon, il y a quelque chose de l’autre côté du ciel, quelque chose de pas amical. Voilà tout ce que je sais vraiment. »

La plus grande partie de l’humanité aurait pu se reconnaître dans cette affirmation. Mais pour une raison ou pour une autre – peut-être à cause de la pluie, ou du sang que j’avais vu couler ce jour-là –, ses paroles m’ont indigné. « Ce n’est pas dur à comprendre.

— Ah ouais ? Alors, pourquoi cela arrive-t-il ?

— Non, pas le pourquoi. Personne ne sait le pourquoi. Mais ce qui arrive…

— Oui, je sais, pas besoin d’une conférence. On est enfermés dans une espèce de sac congélation cosmique et l’univers tourne à toute vitesse autour de nous, bla-bla-bla. »

Cela m’a irrité aussi. « Tu connais ta propre adresse, j’imagine. »

Elle a bu une gorgée de son verre. « ’videmment.

— Parce que tu aimes savoir où tu es. À quelques kilomètres du Pacifique, à cent soixante-dix de la frontière, à quelques milliers à l’ouest de New York… D’accord ?

— Ouais, et alors ?

— Je veux te montrer que les gens n’ont aucun problème à différencier Spokane et Paris, mais quand il s’agit du ciel, ils ne voient qu’une grosse et mystérieuse tache sans forme. Comment ça se fait ?

— Je n’en sais rien. Parce que tout ce que je connais en astronomie, je l’ai appris dans des rediffusions de Star Trek ? Je veux dire, qu’est-ce que je sais, au juste, sur les lunes et les étoiles ? Je n’en ai plus vu depuis toute petite. Même les savants admettent ne pas savoir de quoi ils parlent à peu près une fois sur deux.

— Et ça ne te pose aucun problème ?

— Qu’est-ce qu’on en a à foutre si ça me pose un problème ? Écoute, je devrais peut-être allumer la télé. Tu pourrais me dire pourquoi tu penses à quitter la ville pendant qu’on regarde un film. »

Les étoiles étaient comme les gens, lui ai-je dit : elles vivaient et mouraient dans des intervalles de temps prévisibles. Le Soleil vieillissait vite, et consommait son carburant de plus en plus vite au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge. Sa luminosité s’accroissait de dix pour cent chaque milliard d’années. Les changements déjà subis par le système solaire rendraient la Terre inhabitable même si le Spin s’arrêtait aujourd’hui. Point de non-retour. C’était de cela que les journaux parlaient. Ils ne l’auraient pas fait si le président Clayton n’avait officialisé la chose en admettant dans un discours que, d’après les meilleurs experts scientifiques, il n’existait aucun moyen de revenir au statu quo ante.

Elle m’a alors adressé un long regard mécontent : « Toutes ces conneries…

— Ce ne sont pas des conneries.

— Peut-être, mais cela ne me fait aucun bien.

— J’essayais juste d’expliquer…

— Merde, Tyler ! Je t’ai demandé une explication ? Rentre chez toi avec tes cauchemars. Ou bien calme-toi et raconte-moi pourquoi tu veux quitter Seattle. Y a un rapport avec tes amis, je parie ? »

Je lui avais parlé de Jason et de Diane. « Avec Jason, surtout.

— Le soi-disant génie.

— Pas juste soi-disant. Il est en Floride…

— Il fait je ne sais plus quoi pour les gens des satellites, tu m’as dit.

— Il transforme Mars en jardin.

— Ça aussi, les journaux en ont parlé. C’est vraiment possible ?