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Les fusées montaient. (Et sur l’écran rectangulaire du téléviseur, auquel j’ai jeté un coup d’œil par la porte-fenêtre du balcon, des fusées similaires fonçaient dans le jour nuageux à Jiuquan, Svobodny, Baïkonour et Xichang.) L’ardente lumière horizontale est devenue oblique et a commencé à diminuer tandis que la nuit revenait à toute vitesse par l’océan. Le bruit s’est étouffé dans le sable, le béton et l’eau salée surchauffée. J’ai imaginé sentir l’âcre odeur des feux d’artifice arriver avec la marée sur le rivage, l’agréable puanteur des chandelles romaines.

Mille appareils photographiques ont cliqueté comme des criquets agonisants et se sont tus.

Les acclamations ont continué, sous une forme ou sous une autre, jusqu’à l’aube.

Nous sommes rentrés dans la chambre dont nous avons tiré les rideaux pour masquer l’obscurité décevante. Nous avons ensuite ouvert la bouteille de champagne et regardé les nouvelles de l’étranger. À part le retard pour raisons météorologiques des Français, tous les lancements s’étaient déroulés sans accroc. Une armada de bactéries se dirigeait vers Mars.

« Bon, alors pourquoi faut-il qu’elles partent toutes en même temps ? » a redemandé Diane.

Jason l’a longuement regardée d’un air songeur. « Parce qu’on veut qu’elles arrivent à peu près au même moment à destination. Ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air. Il faut qu’elles pénètrent dans la membrane Spin plus ou moins en même temps, sinon elles en ressortiront avec des années ou des siècles de différence. Non que ce soit bien grave pour des cargaisons anaérobies, mais on s’entraîne pour quand ce sera vraiment important.

— Des années ou des siècles ? Comment cela se peut-il ?

— C’est dans la nature du Spin, Diane.

— D’accord, mais des siècles ? »

Il a pivoté sur sa chaise pour lui faire face, les sourcils froncés. « J’essaye en ce moment d’évaluer l’étendue de ton ignorance…

— C’est juste une question, Jase.

— Compte-moi une seconde.

— Quoi ?

— Regarde ta montre et compte-moi une seconde. Attends, je le fais. Une…» Il a marqué un petit temps d’arrêt. « … seconde. Tu comprends ?

— Jason…

— Un peu de patience. Tu comprends le ratio Spin ?

— En gros.

— En gros, ça ne suffit pas. Une seconde terrestre vaut 3,17 années Spin. Si l’une de nos fusées entre dans la membrane Spin une seconde après les autres, elle arrivera en orbite avec un retard de plus de trois ans.

— Ce n’est pas parce que je suis incapable de donner les chiffres…

— Ce sont des chiffres importants, Diane. Suppose que notre flottille vienne d’émerger de la membrane, juste maintenant, maintenant…» Il a dressé l’index. « Une seconde, finie. Pour la flottille, c’était trois et quelques années. Une seconde plus tôt, elles étaient en orbite terrestre. Maintenant elles ont livré leur cargaison à la surface de Mars. Je veux dire maintenant, Diane, littéralement maintenant. Cela s’est déjà produit, c’est fait. Alors laisse s’écouler une minute à ta montre. C’est environ cent quatre-vingt-dix ans pour une horloge extérieure.

— C’est beaucoup, bien sûr, mais on ne peut pas transformer une planète en deux cents ans, si ?

— Bon, on est donc deux cents années Spin après le début de l’expérience. En ce moment, au moment même où nous parlons, les colonies bactériennes qui ont survécu au voyage se reproduisent sur Mars depuis deux siècles. Dans une heure, elles auront été là depuis onze mille quatre cents ans. Demain à la même heure, elles se seront multipliées depuis presque deux cent soixante-quatorze mille ans.

— D’accord, Jason, je vois.

— Même jour même heure la semaine prochaine : 1,9 million d’années.

— D’accord.

— Le mois prochain : 8,3 millions d’années.

— Jason…

— Même date l’année prochaine : cent millions d’années.

— Oui, mais…

— Sur Terre, cent millions d’années, c’est environ ce qui sépare le moment où la vie est sortie des océans de ton dernier anniversaire. Cent millions d’années suffisent à ces microorganismes pour extraire du dioxyde de carbone des gisements de carbonate présents dans la croûte, lessiver l’azote des nitrates, éliminer les oxydes de la régolithe et l’enrichir en mourant en grandes quantités. Tout ce CO2 libéré est un gaz à effet de serre. L’atmosphère s’épaissit et se réchauffe. Dans un an, nous enverrons une autre armada d’organismes respirateurs qui entreprendront de recycler le CO2 en oxygène libre. Encore un an… ou dès que la signature spectroscopique de la planète nous semblera adéquate, nous introduirons l’herbe, les plantes et d’autres organismes complexes. Et lorsque tout cela se sera stabilisé en une espèce d’écologie planétaire grossièrement homéostatique, nous expédierons des humains. Tu sais ce que cela signifie ?

— Dis-le-moi, a répondu Diane de mauvaise grâce.

— Cela signifie que d’ici cinq ans, il y aura une civilisation humaine prospère sur Mars. Avec des fermes, des usines, des routes, des cités…

— Il y a un mot grec pour cela, Jase.

— Écopoïèse.

— Je pensais plutôt à “hubris”, l’orgueil démesuré. »

Il a souri. « J’ai beaucoup de sujets d’inquiétude. Mais offenser les dieux n’en fait pas partie.

— Offenser les Hypothétiques non plus ? »

Cela lui a cloué le bec. Il s’est calé sur son siège et a bu quelques gorgées de champagne, désormais un peu éventé, dans son verre de chambre d’hôtel.

« Je n’ai pas peur de les offenser, a-t-il fini par répondre. Au contraire. J’ai peur que nous agissions exactement comme ils veulent nous voir agir. »

Mais il n’a pas voulu s’expliquer et Diane tenait à changer de sujet.

Le lendemain, j’ai conduit Diane à Orlando pour qu’elle rentre en avion à Phœnix.

Au cours des jours précédents, il était devenu évident que nous ne discuterions pas, ne mentionnerions pas ni ne ferions allusion de quelque manière que ce soit à l’intimité physique partagée cette nuit-là dans les Berkshires avant son mariage avec Simon. La seule manière dont nous en reconnaissions l’existence était par les circonvolutions embarrassantes avec lesquelles nous évitions le sujet. Lorsque nous nous sommes étreints (en toute chasteté) devant le portique de sécurité de l’aéroport, elle a dit « Je t’appellerai » et je savais qu’elle le ferait – si Diane promettait peu, elle tenait scrupuleusement ses promesses – mais j’avais tout autant conscience du temps qui s’était écoulé depuis la dernière fois où je l’avais vue et de celui qui, inévitablement, s’écoulerait avant que je la revoie : non du temps Spin, mais quelque chose d’aussi érosif et d’aussi avide. Elle avait au coin des yeux des rides assez semblables à celles que je voyais tous les matins dans mon miroir.

Étonnant, ai-je pensé, que nous nous soyons si activement transformés plus ou moins en inconnus l’un pour l’autre.