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La clinique se trouvait entre nous et la voiture. « Cours droit dans la forêt, ai-je dit.

— Je connais le chemin…

— Reste loin de la route. Cache-toi s’il le faut.

— Je sais. Venez avec moi !

— Je ne peux pas », ai-je dit, en parlant au sens propre. Dans mon état, la perspective de partir en courant derrière un enfant de dix ans était absurde.

« Mais…», a fait Eng, et je l’ai poussé un peu en lui disant de ne pas perdre de temps.

Il s’est mis à courir sans regarder en arrière et a disparu avec une vitesse presque inquiétante dans les ombres, silencieux, petit, admirable. Je l’ai envié. Dans le calme qui a suivi, j’ai entendu une portière de voiture s’ouvrir et se refermer.

La lune était aux trois quarts pleine, plus rougeâtre et plus distante qu’avant, présentant un visage différent de celui dont je me souvenais de mon enfance. Elle ne ressemblait d’ailleurs plus à un visage, et la cicatrice ovale sombre barrant la surface lunaire, cette nouvelle mais maintenant antique mare, provenait d’un énorme impact qui avait fait fondre la régolithe du pôle à l’équateur et ralenti la spirale éloignant progressivement la Lune de la Terre.

Derrière moi, j’ai entendu les policiers (au nombre de deux, ai-je deviné) frapper à la porte d’entrée en s’annonçant d’un ton bourru et en secouant la poignée.

J’ai pensé courir. Je m’en croyais capable – mais pas aussi vite qu’Eng –, je croyais pouvoir arriver au moins jusqu’au champ de riz. Et m’y cacher en croisant les doigts.

Mais je me suis alors souvenu des bagages que j’avais laissés dans ma pièce. Des bagages qui contenaient non seulement des vêtements, mais aussi des cahiers et des disques, des petites tranches de mémoire numérique et de compromettantes fioles de liquide transparent.

Je me suis retourné pour rentrer dans la clinique en verrouillant la porte derrière moi. J’ai avancé, pieds nus, sur le qui-vive, attentif aux bruits des policiers qui pourraient faire le tour du bâtiment ou essayer à nouveau la porte d’entrée. Mais la fièvre montait vite et j’entendais beaucoup de bruits, dont une partie seulement devait être réelle.

Je suis revenu dans la pièce cachée d’Ina, où le plafonnier était toujours éteint. Je me suis activé à tâtons et à la lueur de la lune. J’ai ouvert la valise rigide dans laquelle j’ai fourré une pile de pages manuscrites avant de la refermer, de la verrouiller et de la soulever, ce qui m’a fait tituber. Je me suis aperçu que j’arrivais à peine à marcher.

J’ai buté sur un petit objet en plastique : le pager d’Ina. Je me suis arrêté, j’ai posé la valise et ramassé l’appareil que j’ai glissé dans la poche de mon T-shirt. Puis j’ai inspiré plusieurs fois à fond avant de soulever à nouveau la valise : mystérieusement, elle semblait encore plus lourde qu’avant. J’ai essayé de me convaincre : Tu peux le faire, mais les mots semblaient sans force ni conviction et résonnaient comme si mon crâne s’était étendu aux dimensions d’une cathédrale.

J’ai entendu des bruits à la porte de derrière, celle qu’Ina gardait verrouillée de l’extérieur à l’aide d’un cadenas : le tintement du métal et le grognement du loquet, peut-être parce qu’on pesait sur une barre de fer introduite dans la boucle du cadenas. Celui-ci ne pourrait que céder très vite, livrant passage aux types de la voiture.

J’ai titubé jusqu’à la troisième porte, celle d’Eng, la porte latérale, que j’ai déverrouillée et ouverte tout doucement dans l’espoir aveugle qu’il n’y avait personne de l’autre côté. Et il n’y avait personne. Les deux intrus (s’ils n’étaient que deux) se trouvaient à l’arrière. Ils murmuraient en s’activant sur le cadenas, leurs voix à peine audibles dans les chœurs des grenouilles et le léger bruit du vent.

Je n’étais pas sûr de pouvoir parvenir à l’abri du champ de riz sans me faire voir. Pire, je n’étais pas sûr d’y parvenir sans tomber.

Mais il y a eu un gros bang de percussion quand le cadenas s’est séparé de la porte. Le pistolet de départ, me suis-je dit. Tu peux le faire, me suis-je dit. J’ai saisi ma valise et suis sorti pieds nus, titubant dans la nuit étoilée.

Hospitalité

J’entrais dans l’infirmerie de Périhélie lorsque Molly Seagram s’est adressée à moi avec une expression qui signifiait : mauvaise amulette, mauvais présages. « Vous avez vu ça ? » m’a-t-elle demandé en désignant un magazine posé près d’elle à l’accueil, l’édition sur papier glacé d’un important magazine d’information dont la photo de Jason ornait la couverture. Titre : « La personnalité très privée derrière le visage public du projet Périhélie. »

« Si je comprends bien, il ne s’agit pas de bonnes nouvelles ? »

Elle a haussé les épaules. « Le portrait n’a rien de flatteur. Prenez-le. Lisez-le. On pourra en discuter au dîner. » Je lui avais déjà promis un dîner. « Oh, et Mme Tuckman est prête, elle vous attend cabine trois. »

J’avais demandé à Molly de ne pas appeler « cabines » les salles de consultation, mais cela ne valait pas la peine de se disputer. J’ai glissé le magazine dans mon courrier. Par ce calme et pluvieux matin d’avril, je n’avais pas d’autres patients prévus avant le déjeuner que Mme Tuckman.

Épouse d’un ingénieur de direction, elle était venue me voir trois fois dans le mois en se plaignant d’angoisse et de fatigue. Je devinais sans difficulté la source de son problème. Deux ans après l’apparition de la membrane Spin autour de Mars, des rumeurs de licenciement couraient dans tout Périhélie. La situation financière de son mari était incertaine, ses propres tentatives pour trouver un emploi avaient échoué. Elle consommait du Xanax à un rythme alarmant et en voulait davantage, tout de suite.

« Nous pourrions envisager un autre traitement, ai-je glissé.

— Je ne veux pas d’antidépresseur, si c’est ce que vous suggérez. » C’était une petite femme dont un froncement de sourcils déterminé plissait le visage par ailleurs agréable. Son regard, qui papillonnait dans tout le cabinet, s’est posé un instant sur la fenêtre striée de pluie donnant au sud sur la pelouse aménagée. « Je ne plaisante pas. J’ai été sous Paraloft pendant six mois et je n’arrêtais pas de courir aux toilettes.

— Cela remonte à quand ?

— Avant votre arrivée. Une prescription du Dr Kœnig. Bien entendu, les choses étaient différentes. Je voyais à peine Carl, tellement il était occupé. J’ai passé bien des soirées toute seule. Mais au moins, à l’époque, cela semblait un bon emploi stable et durable. J’aurais dû m’estimer heureuse, j’imagine. Ce n’est pas dans mon, euh, dossier ou je ne sais quoi ? »

J’avais ses antécédents médicaux devant moi sur le bureau. Je trouvais souvent les notes du Dr Kœnig difficiles à déchiffrer, même s’il avait eu l’obligeance de souligner au stylo rouge les points les plus importants : allergies, maladies chroniques. En ce qui concernait Mme Tuckman, ses notes étaient impeccables, laconiques et mesquines. Y figurait la prescription de Paraloft, traitement interrompu le (date indéchiffrable) à la demande de la patiente, « qui continue de se plaindre de nervosité et de craindre l’avenir ». N’avions-nous pas tous peur de l’avenir ?

« Et voilà qu’on ne peut même plus compter sur le boulot de Carl. Mon cœur battait si fort hier soir… je veux dire très rapidement, à une vitesse inhabituelle. J’ai pensé que cela pouvait être… vous savez.