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« J’avais passé la journée dans les contreforts avec des amis et voilà ce que j’ai retrouvé à mon retour. On a déploré de nombreuses pertes humaines, en plus de ma famille. Je garde donc ces quatre photos pour ne pas oublier d’où je viens. Ni pourquoi je ne peux pas rentrer.

— Cela a dû être insupportable.

— Je m’y suis fait. Autant que possible. Quand j’ai quitté Mars, on avait restauré le delta. Pas comme avant, bien entendu. Mais il était à nouveau fertile, vivant, productif. »

Il ne semblait pas vouloir en dire davantage sur le sujet.

Je suis revenu aux premiers clichés et me suis rappelé ce que je voyais : non de fantaisistes images générées par ordinateur mais des photos ordinaires. Des photos d’un autre monde. De Mars, planète longtemps chargée des téméraires produits de notre imaginaire. « Cela ne ressemble pas à du Burroughs, certainement pas à du Wells, peut-être un peu à du Bradbury…»

Wun a plissé son front déjà bien plissé. « Excusez-moi… je ne connais pas ces mots.

— Il s’agit d’auteurs. D’auteurs de fiction qui ont écrit sur votre planète. »

Je lui ai expliqué que certains auteurs avaient imaginé la vie sur Mars bien avant sa terraformation, ce qui l’a fasciné. « Vous croyez que je pourrais lire ces livres ? Et qu’on pourrait en discuter à votre prochaine visite ?

— Vous me flattez. Êtes-vous sûr d’avoir le temps ? Il doit y avoir des chefs d’État qui aimeraient beaucoup vous parler.

— Je n’en doute pas. Mais ils peuvent attendre. »

Je lui ai dit que j’en serais enchanté.

En rentrant chez moi en voiture, je suis passé chez un bouquiniste, et le lendemain matin, j’ai livré un paquet de livres de poche à Wun, du moins aux types taciturnes gardant ses quartiers. La Guerre des mondes, La Princesse de Mars, Chroniques martiennes, En terre étrangère, Mars la Rouge.

Je n’ai plus eu de nouvelles de lui pendant deux semaines.

La construction des nouvelles installations de Périhélie se poursuivait. Fin septembre, d’énormes fondations en béton avaient remplacé les pins enchevêtrés et les palmiers miteux, un grand gréement de poutrelles d’acier et de tuyauterie en aluminium.

Molly avait entendu dire qu’on recevrait la semaine suivante un laboratoire de niveau militaire et de l’équipement de réfrigération. (Un autre dîner au Champs, la plupart des clients suivant un match des Marlins sur l’écran plasma grand comme un panneau d’affichage tandis que nous nous partagions nos hors-d’œuvre dans un coin distant et sombre.) « Pourquoi avons-nous besoin de matériel de labo, Ty ? Périhélie se consacre à la recherche spatiale et au Spin. Je ne comprends pas.

— Je n’en sais rien. Personne n’en parle.

— Tu pourrais peut-être demander à Jason, pendant un de ces après-midi que tu passes dans l’aile nord. »

Je lui avais dit que je conférais avec Jase, pas que l’ambassadeur martien m’avait adopté, « Je n’ai pas le niveau d’habilitation nécessaire. » Molly non plus, bien entendu.

« Je commence à croire que tu ne me fais pas confiance.

— Je suis juste les règles, Molly.

— Ah oui. T’es vraiment un saint. »

Jason est passé me voir sans prévenir, par chance un soir où Molly n’était pas là, pour me parler de ses médicaments. Je lui ai répété les paroles de Malmstein : cela ne poserait a priori aucun problème d’augmenter les doses mais il nous faudrait surveiller l’apparition d’effets secondaires. La maladie ne se tenait pas tranquille et si elle dépassait un certain seuil, on ne pourrait plus en gommer les symptômes. Cela ne voulait pas dire que Jase était condamné, simplement que tôt ou tard, il lui faudrait gérer ses affaires d’une autre manière, s’accommoder de la maladie plutôt que la dissimuler. (Il existait par ailleurs un autre seuil dont ni lui ni moi n’avons discuté : l’invalidité définitive et la démence.)

« Je comprends », a dit Jason qui, installé dans un fauteuil près de la fenêtre, ses longues jambes croisées devant lui, regardait à l’occasion son reflet dans la vitre. « J’ai juste besoin de quelques mois de plus.

— Quelques mois de plus pour quoi ?

— Pour couper l’herbe sous le pied à E.D. Lawton. » Je l’ai regardé. Je pensais qu’il plaisantait. Il ne souriait pas. « Faut-il que j’explique ?

— Si tu veux que je comprenne, ouais, il faut.

— E.D. et moi n’avons pas la même vision d’avenir pour Périhélie. En ce qui le concerne, Périhélie sert à soutenir l’industrie aérospatiale. C’est sa raison d’être, depuis le début. Il n’a jamais cru que nous puissions faire quoi que ce soit concernant le Spin. » Jason a haussé les épaules. « Il a presque certainement raison, en ce sens qu’on ne peut pas l’annuler. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne peut pas le comprendre. On ne peut pas mener une guerre significative aux Hypothétiques, mais on peut se livrer à un peu de guérilla scientifique. C’est ça, l’arrivée de Wun.

— Je ne te suis pas.

— Wun n’est pas qu’un ambassadeur interplanétaire en visite amicale. Il est arrivé porteur d’un plan, d’un projet de collaboration qui pourrait nous donner des indices sur les Hypothétiques, sur leur origine, sur ce qu’ils veulent et ce qu’ils font à nos deux planètes.

L’idée a reçu un accueil mitigé. E.D. essaye de la couler : il ne la pense pas utile et l’estime dangereuse pour le capital politique qu’il nous reste après la terraformation.

— Et tu veux donc lui couper l’herbe sous le pied ? »

Jason a soupiré. « Cela peut sembler cruel, mais E.D. ne comprend pas que son époque est révolue. Mon père est précisément ce dont le monde avait besoin il y a vingt ans. Je l’admire pour cela. Il a accompli des choses stupéfiantes, incroyables. Sans E.D. pour allumer le feu sous les politiciens, Périhélie n’aurait jamais existé. L’une des ironies du Spin est que les conséquences à long terme du génie d’E.D. Lawton se sont retournées contre lui… si E.D. n’existait pas, Wun Ngo Wen n’existerait pas. Je ne suis pas dans une espèce de conflit œdipien. Je sais exactement qui est mon père et ce qu’il a fait. Il se promène comme chez lui dans les coulisses du pouvoir, Garland joue au golf avec lui. Super. Mais il est aussi prisonnier. Prisonnier de sa propre myopie. Ses jours de visionnaire sont révolus. Il n’aime pas le plan de Wun parce qu’il ne se fie pas à la technologie… il n’aime rien sur quoi il ne puisse pratiquer de la rétro-ingénierie, il n’aime pas que les Martiens puissent manier des technologies que nous commençons à peine à entrevoir. Et il déteste que je sois du côté de Wun. Avec, soit dit en passant, une nouvelle génération de décideurs politiques de Washington, dont Preston Lomax, qui sera sans doute le prochain président. E.D. se retrouve soudain entouré de gens qu’il ne peut pas manipuler. Des gens plus jeunes, ayant assimilé le Spin d’une manière qui a toujours échappé à sa génération. Des gens comme nous, Ty. »

Cela m’a flatté et un peu inquiété qu’il m’inclue dans ce pronom.

« C’est un lourd fardeau sur tes épaules, non ? »

Il m’a regardé avec sévérité. « Je fais exactement ce qu’E.D. m’a formé à faire. Depuis ma naissance. Il n’a jamais voulu d’un fils : il lui fallait un héritier, un apprenti. Il a pris cette décision longtemps avant le Spin, Tyler. Il savait exactement à quel point j’étais intelligent et de quelle manière il voulait que je me serve de cette intelligence. Et j’ai accepté cela. Même une fois assez grand pour comprendre son but, j’ai coopéré. Tu as donc devant toi le bel objet futé, asexué et apprécié de la presse produit par E.D. Lawton. Une image commercialisable, une certaine perspicacité intellectuelle, et une seule loyauté : Périhélie. Mais ce contrat a toujours comporté une clause en petits caractères, même si E.D. n’aime pas y penser. “Héritier” implique “héritage”. Il implique qu’à un moment, mon jugement remplace le sien. Eh bien, ce moment-là est arrivé. Nous nous trouvons face à une opportunité tout bonnement trop importante pour nous permettre de merder. »