Rien de surprenant, par conséquent, qu’on trouve des employés minangkabau à tous les niveaux des docks de Padang. L’ex-mari d’Ina, Jala, n’était qu’un des nombreux gérants d’une affaire d’import/export à organiser des expéditions rantau jusqu’à l’Arc et au-delà. Ce n’était pas une coïncidence si les recherches de Diane l’avaient conduite à Jala puis à Ibu Ina et à ce village dans les hauteurs. « Jala est un opportuniste parfois mesquin, mais il n’est pas dénué de scrupules, m’a affirmé Ina. Diane a eu de la chance de le trouver, ou alors elle ne manque pas de psychologie, je penche d’ailleurs plutôt pour la seconde hypothèse. Toujours est-il que Jala ne porte pas le Nouveau Reformasi dans son cœur, par bonheur pour tous les intéressés. »
(Elle avait divorcé, m’a-t-elle dit, parce que Jala avait pris la mauvaise habitude de coucher en ville avec des femmes de mauvaise réputation. Il dépensait trop d’argent pour elles et était revenu à deux reprises avec des maladies vénériennes curables mais inquiétantes. C’était un mauvais mari, a dit Ina, mais pas vraiment un mauvais homme. Il ne livrerait Diane aux autorités que si elles le capturaient et le torturaient… et il était bien trop intelligent pour se laisser capturer.)
« Les hommes qui ont mis le feu à votre clinique…
— … ont dû suivre Diane jusqu’à votre hôtel à Padang et interroger ensuite le chauffeur du taxi qui vous a conduits ici.
— Mais pourquoi brûler le bâtiment ?
— Je n’en sais rien, mais je pense qu’ils essayaient de vous faire peur pour vous attirer à découvert.
Tout en lançant un avertissement aux personnes susceptibles de vous venir en aide.
— S’ils ont trouvé la clinique, ils vont connaître votre nom.
— Mais ils ne débarqueront pas comme ça dans le village pistolet au poing. La situation ne s’est pas encore détériorée à ce point. Je m’attends à ce qu’ils surveillent les quais en espérant un acte stupide de notre part.
— Mais tout de même, si votre nom figure sur une liste, quand vous essaierez d’ouvrir une autre clinique…
— Je n’en ai jamais eu l’intention.
— Ah bon ?
— Non. Vous m’avez convaincue qu’il pourrait être bénéfique à un médecin d’entreprendre le rantau gadang. Si la concurrence ne vous gêne pas.
— Je ne comprends pas.
— Je veux dire qu’il existe une solution simple à tous nos problèmes, une solution que j’envisage depuis longtemps. Le village tout entier y a songé, d’une manière ou d’une autre. Beaucoup sont déjà partis. Nous ne sommes pas une grande ville florissante comme Belubus ou Batusangkar. La terre n’est pas particulièrement riche, ici, et nous perdons chaque année des habitants, partis en ville, dans d’autres clans d’autres villes ou en rantau gadang. Pourquoi pas ? Il y a de la place dans le nouveau monde.
— Vous voulez émigrer ?
— Moi, Jala, ma sœur, sa sœur, mes neveux et cousins… On est plus de trente, en tout. Jala a plusieurs enfants illégitimes qui se feraient un plaisir de reprendre le contrôle de son affaire une fois leur père de l’autre côté. Alors, vous voyez ? » Elle a souri. « Inutile de vous montrer reconnaissant. Nous ne sommes pas vos bienfaiteurs. Juste des compagnons de route. »
Je lui avais demandé à plusieurs reprises si Diane était en sécurité. Autant qu’il était possible à Jala, avait répondu Ina. Il l’avait installée au-dessus d’un poste de douane, dans un espace qui lui fournirait un confort relatif et une cachette sûre le temps de procéder aux derniers arrangements. « Le plus délicat sera de vous conduire au port sans se faire repérer. Comme elle soupçonne votre présence dans les hauteurs, la police s’intéressera à tous les étrangers sur les routes, et surtout aux étrangers malades, puisque le chauffeur qui vous a conduit à la clinique a dû leur dire que vous ne vous portiez pas bien.
— C’est terminé, maintenant », ai-je dit.
La dernière crise avait commencé devant la clinique en flammes pour s’achever pendant ma perte de conscience. Selon Ibu Ina, cela avait été un passage pénible et après mon transport dans cette petite pièce de la maison vide, j’avais gémi au point que les voisins s’étaient plaints. Elle avait même eu besoin de son cousin Adek pour me maintenir pendant mes pires convulsions : n’avais-je pas remarqué ces vilains bleus sur mes bras et mes jambes ? Je ne me rappelais rien. Je savais juste que je reprenais des forces jour après jour, que ma température restait normale et que j’arrivais à marcher sans trembler.
« Et les autres effets du produit ? a demandé Ina. Vous sentez-vous différent ? »
Question intéressante. J’ai répondu franchement : « Je n’en sais rien. Pas encore, du moins.
— Eh bien, pour le moment, cela n’a pas vraiment d’importance. Comme je disais, le plus dur sera de vous faire regagner Padang. Par bonheur, je crois qu’on va pouvoir arranger cela.
— On part quand ?
— Dans trois ou quatre jours, a répondu Ina. D’ici là, reposez-vous. »
Ina a été très occupée pendant la majeure partie de ces trois jours. Je l’ai à peine vue. Durant ces journées chaudes et ensoleillées, au cours desquelles des brises traversaient toutefois la maison de bois en bourrasques apaisantes, j’ai tué le temps en effectuant de prudents exercices physiques, en écrivant et en lisant : j’avais découvert, sur une étagère en rotin de la chambre, des livres de poche en anglais, dont une biographie populaire de Jason Lawton appelée Vivre pour les étoiles. (J’y ai trouvé mon nom dans l’index : Dupree, Tyler, suivi de cinq renvois. Mais je n’ai pu me résoudre à lire le livre. Les romans cornés de Somerset Maugham me tentaient davantage.)
Eng passait à intervalles réguliers s’assurer que j’allais bien ou m’apporter sandwiches et bouteilles d’eau sortis du warung de son oncle. Il se comportait avec moi en propriétaire et tenait à s’enquérir de ma santé. Il s’est dit « fier de faire rantau » avec moi.
« Toi aussi, Eng ? Tu vas dans le nouveau monde ? »
Il a hoché la tête avec emphase. « Avec mon père, ma mère, mon oncle » et une douzaine d’autres membres de sa famille pour lesquels il s’est servi de termes de parenté minang. Ses yeux luisaient. « Peut-être que vous m’apprendrez la médecine, là-bas. »
J’y serais peut-être obligé. Traverser l’Arc exclurait à peu près toute éducation traditionnelle. Ce qui ne serait peut-être pas pour le mieux en ce qui concernait Eng, et je me suis demandé si ses parents avaient bien réfléchi avant de prendre leur décision.