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Oui, je veux avoir l’impression d’être davantage que la nana que tu sautes le week-end. Je l’avoue.

— Tu n’as pas besoin d’aller voir dans mes fichiers pour ça.

— Je ne l’aurais peut-être pas fait si…

— Si ? »

Elle a secoué la tête. « Je ne veux pas me disputer.

— Parfois, il vaut mieux finir ce qu’on a commence.

— Eh bien, là, par exemple. Chaque fois que tu te sens menacé, tu te mets en mode détaché. Tu deviens tout calme, réservé, analytique, tu me regardes comme une espèce de documentaire animalier passant à la télé. L’écran de verre descend. En fait, cet écran est toujours là, pas vrai ? Entre toi et le monde. Voilà pourquoi tu ne parles pas de toi. Voilà pour quoi j’ai dû attendre un an que tu t’aperçoives que je n’étais pas un simple équipement de bureau. Ce grand regard calme, bête et sans fin, qui regarde la vie comme on regarde le JT du soir, comme une espèce de guerre navrante de l’autre côté d’une planète habitée par des gens aux noms imprononçables.

— Molly…

— Je veux dire, bon, je sais bien qu’on est tous dans la merde, Tyler, nous tous qui sommes nés dans le Spin. Un état de stress prétraumatique, je crois que tu as appelé ça ? Une génération d’excentriques. Voilà pourquoi, tous, on couche facilement, on est divorcés, hyper-religieux, dépressifs, maniaques ou dépassionnés. On a tous une excellente excuse pour mal se comporter, y compris moi, et s’il te faut être ce roc de serviabilité soigneusement préméditée pour arriver à dormir la nuit, d’accord, je comprends. Mais j’ai aussi le droit d’en vouloir davantage. En fait, il est parfaitement humain que j’aie envie de te toucher. Pas juste de coucher avec toi. De te toucher. »

Elle a dit tout cela puis, s’apercevant qu’elle en avait terminé, a décroisé les bras dans l’attente de ma réaction.

J’ai songé lui répondre moi aussi par un discours. Lui dire que je n’étais pas dépassionné à son égard. Cela ne s’était peut-être pas vu, mais je l’avais remarquée dès mon arrivée à Périhélie. J’avais remarqué sa silhouette, ses mouvements, sa manière de se tenir debout, de marcher, de s’étirer ou de bâiller ; sa garde-robe pastel et le bijou fantaisie en forme de papillon accroché à son cou par une chaînette en argent ; ses humeurs, ses élans et la palette de ses sourires, de ses mimiques, de ses gestes. Lorsque je fermais les yeux, je voyais son visage, et c’était son visage que je regardais en m’endormant. J’aimais sa surface et sa substance : le goût salé de sa gorge et la modulation de sa voix, la courbure de ses doigts et les mots qu’ils traçaient sur mon corps.

J’ai pensé à tout cela mais sans pouvoir me résoudre à le lui dire.

Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Ce n’était pas tout à fait la vérité non plus.

Nous avons fini par nous réconcilier en échangeant de vagues propos aimables, en versant quelques larmes et en se serrant dans nos bras avant de laisser tomber le sujet. J’ai joué à l’aide-cuistot pendant qu’elle préparait une sauce vraiment excellente pour les pâtes. La tension a commencé à se dissiper et à minuit, après une heure de câlins devant les nouvelles (chômage en hausse, débat électoral, une guerre navrante de l’autre côté de la planète), nous étions prêts à aller nous coucher. Molly a éteint la lumière et nous avons fait l’amour dans la chambre obscure, sous la fenêtre ouverte donnant sur un ciel vide et vierge. Elle a cambré le dos en jouissant et quand elle a soupiré, son souffle m’a paru doux et laiteux. Séparés mais toujours en contact, la main sur la cuisse, nous avons prononcé des phrases inachevées. J’ai dit « tu sais, pour la passion » et elle a dit « au lit, mon Dieu, oui ».

Elle s’est vite endormie. Une heure plus tard, je n’avais toujours pas trouvé le sommeil.

Je me suis levé doucement sans que la respiration de Molly en semble perturbée. J’ai enfilé un jean puis je suis sorti de la chambre. Par de telles nuits d’insomnie, un fond de Drambuie m’aidait en général à faire taire ce monologue intérieur tenace, les requêtes présentées par le doute au cerveau antérieur bien fatigué. Mais avant d’aller dans la cuisine, je me suis installé devant mon terminal et j’ai lancé mon gestionnaire domestique.

Impossible de savoir ce que Molly avait regardé. Mais rien n’avait changé, pour autant que je pouvais le dire. Tous les noms et les numéros semblaient intacts. Peut-être avait-elle trouvé là-dedans quelque chose lui permettant de se sentir plus proche de moi. Si c’était vraiment ce qu’elle voulait.

Ou peut-être sa recherche s’était-elle révélée vaine. Peut-être n’avait-elle rien trouvé du tout.

J’ai davantage vu Jason dans les semaines précédant les élections de novembre. Sa maladie regagnait du terrain malgré une médication augmentée, peut-être à cause du stress généré par le conflit avec son père. (E.D. avait annoncé son intention de « reprendre » Périhélie à ce qu’il considérait comme une cabale de bureaucrates et de scientifiques parvenus alignés sur Wun Ngo Wen. Une menace en l’air, selon Jason, mais potentiellement perturbatrice et embarrassante.)

Jase me gardait à proximité au cas où il ait besoin d’antispasmodiques à un moment critique. Cela ne me gênait pas de lui en administrer, dans les limites de la loi et de l’éthique professionnelle. La médecine ne pouvait guère garder Jase opérationnel qu’à court terme, et rester opérationnel le temps nécessaire pour déjouer les manœuvres d’E.D. Lawton était, pour le moment, tout ce qui comptait à ses yeux.

J’ai donc passé beaucoup de temps dans l’aile de Périhélie réservée aux personnalités, en général avec Jason mais souvent avec Wun Ngo Wen. Ce qui m’a valu la suspicion du reste du personnel attaché, un assortiment de sous-autorités gouvernementales (des représentants subalternes du ministère des Affaires étrangères, de la Maison-Blanche, de la Sécurité intérieure, du Commandement spatial, etc.) et des universitaires recrutés pour traduire, étudier, classifier ce qu’on avait appelé les archives martiennes. Que j’aie accès à Wun leur paraissait irrégulier et importun. J’étais un larbin. Un moins que rien. Mais c’était pour cela que Wun préférait ma compagnie : je n’avais pas de programme à promouvoir ni à protéger. Comme il insistait pour me voir, des flatteurs à l’air renfrogné me laissaient de temps en temps franchir les quelques portes séparant de la chaleur de Floride et du monde entier les appartements climatisés de l’ambassadeur martien.

J’ai ainsi trouvé un jour Wun Ngo Wen assis dans son fauteuil en osier – quelqu’un lui avait apporté un tabouret du même matériau pour que ses pieds ne pendent pas – en train de regarder d’un air songeur le contenu d’une fiole en verre de la taille d’une éprouvette. Je lui ai demandé ce qu’elle contenait.

« Des réplicateurs », a-t-il répondu.

Il portait un costume et une cravate qu’on aurait pu croire faits sur mesure pour un enfant de douze ans plutôt râblé : il venait d’effectuer un exposé devant une délégation du Congrès. Bien que l’existence de Wun n’ait pas été annoncée officiellement, il avait reçu, au cours des semaines précédentes, un flot régulier de visiteurs, américains ou non, agréés par la sécurité. La Maison-Blanche procéderait à l’annonce officielle peu après les élections, Wun serait ensuite vraiment très occupé.

Je suis resté de l’autre côté de la pièce, à distance prudente pour regarder le tube de verre. Des réplicateurs. Des mangeurs de glace. Des graines d’une biologie inorganique.

Wun a souri. « Cela vous fait peur ? Il n’y a pas de quoi. Je vous assure que le contenu est en tout point inactif. Je pensais que Jason vous l’avait expliqué. »