— Quoi donc, Jase ?
— … que la fenêtre se referme. La fenêtre humaine. Notre époque sur Terre. L’époque de la Terre dans l’univers. Elle touche à sa fin. Il ne nous reste, à mon avis, qu’une seule occasion réaliste de comprendre ce que signifie – ce que signifiait – d’avoir construit une civilisation humaine. » Ses paupières ont cillé, une fois, deux fois, lentement. La plus grande partie de sa tension et de sa colère avait disparu. « Ce que signifie d’avoir été choisi pour cette forme particulière d’extinction. Et même davantage. Ce que signifie… Ce que signifie…» Il a levé les yeux : « Qu’est-ce que tu m’as donné, bordel, Tyler ?
— Pas grand-chose. Un anxiolytique léger.
— Une réparation rapide ?
— N’est-ce pas ce que tu veux ?
— J’imagine. Je veux être présentable demain matin, voilà ce que je veux.
— Le remède ne te guérira pas. Ce que tu me demandes revient à essayer de réparer un faux contact en augmentant la tension du courant. Cela peut fonctionner, sur le court terme. Mais c’est peu fiable et soumet d’autres parties de l’organisme à des contraintes inacceptables. Je serais ravi de te donner une bonne journée sans le moindre symptôme. Je veux juste éviter de te tuer.
— Si tu ne me donnes pas une journée sans symptômes, autant me tuer.
— Je n’ai que mon avis professionnel à te proposer.
— Et que puis-je espérer de ton avis professionnel ?
— Je peux aider. Je pense. Un peu. Pour cette fois. Pour cette fois, Jase. Mais on n’a pas vraiment de marges de manœuvre. Il faut que tu l’admettes.
— Aucun d’entre nous n’a vraiment de marges de manœuvre. On doit tous l’admettre. »
Mais il a soupiré et souri lorsque j’ai rouvert ma sacoche.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé Molly sur le canapé en train de regarder à la télé un film populaire récent parlant d’elfes, ou peut-être d’anges. Une vague lumière bleue emplissait tout l’écran. Molly a éteint quand je suis entré. Je lui ai demandé s’il s’était passé quelque chose durant mon absence.
« Pas vraiment. Tu as reçu un coup de fil.
— Ah oui ? De qui ?
— La sœur de Jason. Comment elle s’appelle, déjà… Diane. Celle en Arizona.
— Elle a dit ce qu’elle voulait ?
— Juste parler. Alors on a parlé un peu.
— Ah bon. Et de quoi ? »
Molly s’est à demi retournée, plaçant son profil en contre-jour devant la faible lumière sortant de la chambre. « De toi.
— Et de quelque chose en particulier ?
— Ouais. Je lui ai dit qu’il ne fallait plus qu’elle appelle maintenant que tu avais une nouvelle petite amie. Je lui ai dit que c’était moi qui prendrais tes appels à partir de maintenant. »
Je l’ai regardée bouche bée.
Molly a montré les dents dans ce que j’ai compris vouloir être un sourire. « Allons, Tyler, tu ne comprends pas la plaisanterie ? Je lui ai répondu que tu étais sorti. J’ai bien fait ?
— Tu lui as dit que j’étais sorti ?
— Oui, que tu étais sorti. Je n’ai pas précisé où. Parce qu’en fait, tu ne me l’as pas dit.
— A-t-elle précisé si c’était urgent ?
— Ça n’en avait pas l’air. Rappelle-la, si tu veux. Vas-y… Je m’en fiche. »
Mais cela aussi, c’était un test. « Ça peut attendre, ai-je répliqué.
— Tant mieux. » Des fossettes se sont creusées dans ses joues. « Parce que j’ai d’autres projets. »
Rites sacrificiels
Obsédé par l’arrivée imminente d’E.D. Lawton, Jason avait négligé de mentionner que Périhélie attendait un autre invité : Preston Lomax, l’actuel vice-président des États-Unis, que les sondages donnaient gagnant des prochaines élections.
La sécurité était stricte aux entrées du complexe, et on voyait un hélicoptère posé sur le toit du bâtiment central. Le président Garland nous ayant rendu plusieurs visites le mois précédent, j’ai reconnu tous ces protocoles Code Rouge. Le garde à l’entrée principale, celui qui m’appelait « Doc » et dont je vérifiais les taux de cholestérol une fois par mois, m’a glissé qu’il s’agissait cette fois de Lomax.
Je venais de franchir la porte de la clinique (où, en l’absence de Molly, une intérimaire du nom de Lucinda gérait l’accueil) lorsque j’ai reçu sur mon pager un message me redirigeant vers le bureau de Jason, dans l’aile de la direction. Quatre périmètres de sécurité après, je me suis retrouvé seul avec lui. Je craignais qu’il me demande davantage de médicaments, mais le traitement de la veille lui avait permis de bénéficier d’une rémission convaincante, bien que purement temporaire. Il s’est levé et a traversé la pièce en tendant ostensiblement une main qui ne tremblait pas : « Je veux te remercier pour cela, Ty.
— Pas de quoi, mais je me sens obligé de te le répéter : c’est sans garantie.
— Bien noté. Du moment que je suis retapé pour la journée. E.D. arrive à midi.
— Avec le vice-président.
— Lomax est là depuis sept heures du matin. C’est un lève-tôt. Il a passé deux heures avec notre hôte martien et je lui fais faire le tour des lieux sous peu. À propos, Wun voudrait te voir, si tu as quelques minutes.
— Ma foi, si les affaires nationales ne l’occupent pas trop. » Lomax était le candidat ayant le plus de chances de remporter les élections de la semaine suivante – les sondages lui prédisaient une large victoire. Jase cultivait son amitié bien avant l’arrivée de Wun, et Lomax était fasciné par le Martien. « Ton père se joindra à la visite ?
— Uniquement parce qu’on ne peut pas l’en empêcher sans se montrer impoli.
— Tu prévois un problème ?
— J’en prévois beaucoup.
— Sur le plan physique, tu te sens bien ?
— Très bien. Mais c’est toi le médecin. J’ai juste besoin d’encore quelques heures, Tyler. Je suppose que je les ai ? »
Il avait le pouls un peu rapide – rien d’étonnant à cela – mais les symptômes de la SEPA avaient bel et bien disparu. De plus, toute éventuelle agitation ou confusion due aux médicaments restait cachée. En fait, il semblait presque d’un calme radieux, comme enfermé dans une pièce tranquille et lucide à l’arrière de son crâne.
Je suis donc allé voir Wun Ngo Wen. Il avait déserté ses appartements au profit de la petite cantine directoriale, à laquelle on n’accédait qu’en franchissant, si on le pouvait, le cordon des grands types avec un câble en tire-bouchon derrière l’oreille. Wun a levé les yeux quand j’ai dépassé la table chauffante et a écarté d’un geste les clones de sécurité qui s’avançaient pour m’intercepter.
Je me suis assis en face de lui à une table en verre. Un sourire serein aux lèvres, une fourchette de cantine à la main, il mangeait du bout des lèvres un steak de saumon blafard. Il aurait pu utiliser un rehausseur.
Mais la nourriture lui convenait. Il semblait avoir pris un peu de poids depuis son arrivée à Périhélie. Son costume, taillé sur mesure deux mois plus tôt, lui serrait un peu l’abdomen. Il avait négligé de boutonner la veste. Ses joues aussi s’étaient arrondies, même si elles restaient toujours aussi ridées, leur peau sombre doucement ravinée.
« J’ai entendu dire que vous aviez eu de la visite », ai-je commencé.
Wun a hoché la tête. « Mais ce n’était pas notre première rencontre. J’ai vu plusieurs fois le président Garland à Washington et j’ai déjà rencontré le vice-président Lomax à deux reprises. On dit que les élections devraient le porter au pouvoir.