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Une lumière affaiblie par les précipitations traversait les rideaux. J’ai allumé une lampe.

Ma mère était morte à cinquante-six ans. J’avais partagé cette maison avec elle pendant dix-huit ans, soit un peu moins du tiers de sa vie. Des deux autres tiers, je ne connaissais que ce qu’elle avait choisi de me montrer. Elle me parlait à l’occasion de Bingham, sa ville natale. Je savais ainsi qu’elle y avait vécu à l’époque avec son père (agent immobilier) et sa belle-mère (éducatrice en crèche) dans une maison située en haut d’une rue escarpée et bordée d’arbres, qu’elle avait une amie d’enfance nommée Monica Lee, qu’on trouvait à Bingham un pont couvert, une rivière appelée la petite Wyecliffe et une église presbytérienne que ma mère avait cessé de fréquenter à seize ans pour n’y retourner qu’à l’enterrement de ses parents. Mais elle ne m’avait jamais parlé ni de Berkeley, ni de ce qu’elle comptait faire de son M.B.A., ni des raisons pour lesquelles elle avait épousé mon père.

Elle avait descendu ces boîtes une fois ou deux pour me montrer leur contenu, pour me faire comprendre qu’elle avait vécu les années impossibles précédant mon existence. C’était ses preuves, pièces à conviction A, B et C, trois boîtes de SOUVENIRS et de DIVERS. Se trouvaient enfouis quelque part dans ces boîtes des fragments de réalité, une véritable histoire : les unes brunies de journaux annonçant des attaques terroristes, des déclarations de guerres, des présidents élus ou destitués. Il y avait aussi les babioles que j’avais aimé tenir à la main dans mon enfance. Une pièce de cinquante cents ternie émise l’année de la naissance de son père (1951), quatre coquillages brun et rose originaires d’une plage de Cobscook Bay. SOUVENIRS (ÉCOLE) me plaisait moins que les deux autres boîtes. Elle contenait un badge appelant à élire aux plus hautes fonctions un candidat du parti démocrate n’ayant de toute évidence pas été élu, badge dont les couleurs vives m’avaient plu, mais on n’y trouvait à part cela que le diplôme de ma mère, quelques pages arrachées au recueil de sa promotion, et une liasse de petites enveloppes auxquelles je n’avais jamais voulu (ou été autorisé à) toucher.

En ouvrant une de ces enveloppes afin de jeter un coup d’œil à son contenu, je me suis aperçu que : a/ c’était une lettre d’amour et b/ l’écriture ne ressemblait pas du tout à celle, nette, de mon père telle qu’on la voyait sur les missives contenues dans SOUVENIRS (MARCUS).

Ma mère avait donc eu un amoureux à la fac. Une nouvelle qui aurait pu contrarier Marcus Dupree (elle l’avait épousé une semaine après sa remise de diplôme) mais n’aurait guère scandalisé qui que ce soit d’autre. Ce n’était certainement pas une raison suffisante pour dissimuler la boîte au sous-sol, surtout qu’elle était restée exposée pendant des années au vu et au su de tous.

Ma mère l’avait-elle cachée ? J’ignorais qui pouvait avoir pénétré dans la maison entre son attaque et mon arrivée le lendemain. Carol avait trouvé ma mère effondrée sur le canapé, sans doute une partie du personnel de la Grande Maison avait-il ensuite participé au nettoyage, et des ambulanciers étaient forcément entrés préparer ma mère pour son transport à l’hôpital. Mais aucun d’eux n’aurait eu une raison un tant soit peu plausible de descendre la boîte SOUVENIRS (ÉCOLE) au sous-sol et de la glisser dans l’espace obscur entre la chaudière et le mur.

Peut-être cela n’avait-il d’ailleurs aucune importance. Après tout, il ne s’agissait pas d’un crime, juste d’un déplacement étrange. L’œuvre du poltergeist local, si cela se trouvait. Je ne le saurais sans doute jamais, et il ne servait à rien de tourner et retourner cette question. Tout dans la pièce, chaque objet de la maison, y compris les boîtes, se verrait tôt ou tard conservé, vendu ou jeté. J’avais remis cette tâche à plus tard, Carol aussi, mais elle aurait dû être faite.

En attendant…

En attendant, j’ai remis SOUVENIRS (ÉCOLE) sur l’étagère du haut entre SOUVENIRS (MARCUS) et DIVERS. Complétant la pièce vide.

Sur le plan médical, la question la plus inquiétante, parmi celles que j’avais posées à Wun Ngo Wen quant au traitement de Jason, portait sur l’interaction médicamenteuse. Je ne pouvais interrompre le traitement traditionnel de Jason sans le précipiter dans une rechute désastreuse. Mais cela ne m’inquiétait pas moins de combiner son régime médicamenteux quotidien avec le remaniement biochimique fourni par Wun.

Wun m’a promis que cela ne poserait aucun problème. Le traitement de longévité n’était pas un « médicament » au sens conventionnel du terme. Ce que j’injectais dans le système sanguin de Jason ressemblait davantage à un programme informatique implémenté sous forme biologique. Les médicaments conventionnels interagissaient en général avec les protéines et les surfaces des cellules. La potion de Wun ne s’occupait que de l’ADN lui-même.

Il lui fallait néanmoins pénétrer dans une cellule afin d’y accomplir son œuvre… et pour cela surmonter la chimie sanguine et le système immunitaire de Jason… non ? Wun avait affirmé d’un ton catégorique qu’elle y arriverait sans problème. Le mélange de longévité était assez flexible pour opérer quelle que soit la condition physiologique, excepté la mort.

Sauf que le gène de la SEPA n’avait jamais migré sur la planète rouge, où on ne connaissait pas les médicaments pris par Jason. Et Wun avait eu beau répéter que je m’inquiétais pour rien, j’avais remarqué qu’il le faisait sans vraiment sourire. Nous avions donc pris des garanties : je minimisais depuis une semaine les médicaments pris par Jason pour sa SEPA. Simple réduction des doses.

Cette stratégie avait semblé payante. À notre arrivée dans la Grande Maison, et malgré des principes actifs moins présents dans son organisme, Jason ne présentait que de légers symptômes. Nous avions donc entamé son traitement avec optimisme.

Trois jours plus tard, il souffrait d’accès de fièvre que je ne parvenais pas à juguler. Il a passé la plus grande partie de la journée du lendemain dans un état de semi-conscience. Le jour suivant, sa peau a rougi et s’est boursouflée. Ce soir-là, il a commencé à hurler.

Il a continué malgré des administrations de morphine.

Il ne s’agissait pas d’un hurlement à gorge déployée mais d’un gémissement atteignant parfois un volume élevé, d’un son auquel on peut s’attendre chez un chien malade, pas chez un être humain. Un son purement involontaire. Dans ses périodes de lucidité, il ne hurlait pas et ne se souvenait pas avoir hurlé, alors même que cela lui laissait le larynx enflammé et douloureux.

Carol s’est efforcée de supporter les gémissements de Jason. Ils s’entendaient à peine dans certaines parties de la maison – les chambres donnant sur l’arrière, la cuisine –, dans lesquelles elle a passé le plus clair de son temps, s’occupant à lire ou écouter une radio locale. Mais la pression était manifestement trop forte et Carol n’a pas tardé à se remettre à boire.

Je ne devrais peut-être pas dire « remettre ». Elle n’avait jamais vraiment cessé, se limitant juste à la dose minimale lui permettant de fonctionner, d’équilibrer les terreurs très réelles d’une sobriété soudaine par la tentation d’une ivresse totale. Et j’espère ne pas avoir l’air désinvolte en disant cela. Carol arpentait un chemin difficile. Elle l’avait suivi longtemps par amour pour son fils, même si cet amour était resté de nombreuses années en sommeil. Il avait fallu le bruit des souffrances de Jason pour la sortir de ce chemin.

Quand nous avons entamé la deuxième semaine de traitement, j’alimentais Jason en fluides par intraveineuse et je surveillais sa pression sanguine de plus en plus élevée. Il avait eu une journée plutôt bonne malgré son apparence horrible, avec sa chair à vif ou couverte de croûtes et ses yeux presque enfouis dans des enflures de chair. Il était parvenu à demander si Wun Ngo Wen avait effectué sa première apparition télévisée. (Pas encore. Elle figurait au programme de la semaine suivante.) Mais le crépuscule l’a vu retomber dans l’inconscience et reprendre, après deux jours de silence, ses gémissements à pleine gorge douloureux à entendre.