Il ne pouvait deviner les motivations des Hypothétiques. Malgré des siècles de débats sur la question, les plus grands penseurs martiens eux-mêmes ne l’avaient jamais résolue. Fait notable, a dit Wun, la Terre comme Mars s’étaient vues isolées alors qu’elles frôlaient une catastrophe globale : « À l’instar de la vôtre, notre population approchait de la limite de viabilité. Sur Terre, votre industrie ainsi que votre agriculture dépendent du pétrole, dont les réserves s’épuisent à toute vitesse. Sur Mars, nous n’avons pas de pétrole, mais nous dépendons d’une ressource tout aussi rare, l’azote élémentaire : il conditionne notre cycle agricole et impose des limites absolues sur le nombre de vies humaines pouvant subsister sur la planète. Nous nous en sommes un peu mieux sortis que la Terre, mais uniquement parce que nous avons été obligés de faire face à ce problème dès les premiers jours de notre civilisation. Nos deux planètes risquaient et risquent toujours de connaître un effondrement économique et agricole ainsi qu’une diminution catastrophique de la population. Nos deux planètes se sont retrouvées encapsulées avant d’atteindre ce point limite.
« Peut-être les Hypothétiques comprennent-ils cette vérité à notre propos et peut-être cela a-t-il influencé leurs actions. Mais nous n’en sommes pas certains. Nous ignorons aussi ce qu’ils attendent de nous, si toutefois ils attendent quelque chose, nous ignorons quand et même si le Spin se terminera. Nous ne pouvons pas le savoir, à moins de rassembler davantage d’informations directes sur les Hypothétiques.
« Par bonheur, a dit Wun alors que la caméra zoomait pour le cadrer en gros plan, il existe un moyen de rassembler ces informations. Je suis venu porteur d’une proposition, dont j’ai déjà discuté à la fois avec le président actuel Garland, le futur président Lomax et d’autres chefs d’État », et il a poursuivi en esquissant les bases du plan réplicateurs. « Avec un peu de chance, cela nous permettra de savoir si les Hypothétiques se sont abattus sur d’autres mondes, de quelle manière ces mondes ont réagi, et quel pourrait être le destin ultime de la Terre. »
Mais quand il s’est mis à parler du nuage d’Oort et de « technologie de rétroaction autocatalytique », j’ai vu se troubler le regard de Carol.
« Ce n’est pas possible », a-t-elle dit quand Wun a quitté la tribune sous des applaudissements abasourdis, au moment où les experts des réseaux télévisés entreprenaient de mâcher et régurgiter son discours. Elle avait sincèrement l’air effrayée. « Y a-t-il du vrai dans ce qu’il a raconté, Jason ?
— Presque tout, a répondu son fils avec calme. Je ne peux pas me prononcer pour le temps sur Mars.
— Sommes-nous vraiment au bord du désastre ?
— On y est depuis que les étoiles ont disparu.
— Je veux dire en ce qui concerne le pétrole et tout. Sans le Spin, on serait tous en train de mourir de faim ?
— Mais les gens meurent de faim. Ils meurent de faim parce qu’on ne peut pas assurer à sept milliards d’habitants une prospérité de style nord-américain sans dépouiller la planète de ses ressources. Les chiffres sont implacables. Oui, c’est vrai. Si le Spin ne nous tue pas, nous connaîtrons tôt ou tard une régression globale de la population humaine.
— Et cela a un rapport avec le Spin lui-même ?
— Peut-être, mais ni moi ni le Martien que tu as vu à la télé n’en savons rien au juste.
— Tu te moques de moi.
— Non.
— Mais si. Ce n’est pas grave. Je sais bien que je suis ignorante. Je n’ai pas ouvert un journal depuis des années. Déjà, il y avait toujours le risque d’y voir le visage de ton père. Et à la télévision, je ne regarde que les dramatiques de l’après-midi. Dans lesquelles il n’y a pas de Martiens. Je dois être comme Rip Van Winkle : j’ai dormi trop longtemps. Et je n’aime pas beaucoup le monde dans lequel je me suis réveillée. Quand il n’est pas terrifiant, il est…» Elle a désigné le téléviseur. « … absurde.
— Nous sommes tous des Rip Van Winkle, a doucement conclu Jason. Nous attendons tous de nous réveiller. »
Carol a vu son humeur s’améliorer en même temps que la santé de Jason et a commencé à s’intéresser de plus près au pronostic sur son fils. Je lui ai appris ce que je savais sur la SEPA, une maladie non encore formellement diagnostiquée à l’époque où Carol avait obtenu son doctorat de médecine, afin d’éviter les questions sur le traitement lui-même, arrangement implicite qu’elle a semblé comprendre et accepter. L’important était que la peau ravagée de Jason guérisse et que les échantillons de sang expédiés par mes soins à un laboratoire de Washington montrent une réduction drastique des protéines de plaques neurales.
Elle continuait toutefois à ne parler du Spin qu’avec réticence, et semblait malheureuse quand Jason et moi en discutions devant elle. J’ai repensé au poème de Housman que m’avait appris Diane tant d’années auparavant : L’enfançon n’a pas conscience/De s’être fait manger par le grizzly.
Carol avait été harcelée par de nombreux grizzlys, certains aussi grands que le Spin, d’autres aussi petits qu’une molécule d’alcool éthylique. Selon moi, il n’était pas impossible qu’elle ait envié l’enfançon.
Diane m’a appelé (sur mon téléphone personnel, pas sur celui de la maison) quelques nuits après le discours de Wun aux Nations unies. Je m’étais retiré dans ma chambre, Carol assurant la garde de nuit. Il avait plu par intermittence pendant tout le mois de novembre, et la pluie tombait à nouveau, la fenêtre de la chambre comme un miroir fluide de lumière jaune.
« Tu es à la Grande Maison, a affirmé Diane.
— Tu as parlé à Carol ?
— Je l’appelle une fois par mois, en fille attentionnée. Parfois, elle est assez sobre pour bavarder. De quoi souffre Jason ?
— C’est une longue histoire. Il va mieux. Inutile de s’inquiéter.
— Je déteste qu’on me réponde comme ça.
— Je sais bien. Mais c’est vrai. Il y avait un problème, on s’en est occupé.
— Et c’est tout ce que tu peux me dire.
— Pour le moment. Comment ça va, Simon et toi ? » Pendant notre dernière conversation, elle avait mentionné des ennuis juridiques.
« Pas très bien, a-t-elle répondu. On déménage.
— Où ça ?
— Hors de Phœnix, en tout cas. Loin de la ville. Le Tabernacle du Jourdain a été temporairement fermé… Je pensais que tu en avais peut-être entendu parler.
— Non. » Pourquoi aurais-je entendu parler des problèmes financiers d’une petite église afflictionniste du Sud-Ouest ? Nous avons abordé d’autres sujets, et Diane a promis de me tenir informé dès que Simon et elle auraient une nouvelle adresse. Bien sûr, pourquoi pas, après tout.
Mais j’ai entendu parler du Tabernacle du Jourdain le lendemain soir.
Pour une fois, Carol avait tenu à regarder le journal télévisé de fin de soirée. Cela convenait à Jason, bien éveillé malgré sa fatigue, aussi avons-nous assisté à quarante minutes de cliquetis de sabres et de procès de célébrités. Tout n’était pas inintéressant : on nous a donné les dernières nouvelles concernant Wun Ngo Wen, parti en Belgique rencontrer des officiels de l’Union européenne, et la situation s’améliorait en Ouzbékistan, où la base marine avancée avait fini par être libérée. Un sujet s’est intéressé au SDCV et à l’industrie laitière israélienne.
Nous avons vu de spectaculaires images de bétail abattu qu’on poussait au bulldozer dans d’immenses fosses avant de le recouvrir de chaux vive. Cinq ans plus tôt, l’industrie bovine japonaise avait subi une catastrophe similaire. Une douzaine de pays, du Brésil à l’Éthiopie, avaient connu une éruption de SDCV bovin ou ongulé qu’ils avaient réussi à juguler. Les antibiotiques modernes arrivaient à guérir l’équivalent humain, mais ce dernier couvait encore dans les économies du tiers-monde.