Le pasteur Bob Kobel m’avait indiqué comment trouver le ranch de Dan Condon, qui était une ferme proprette à deux étages, située dans une vallée broussailleuse à plusieurs heures de route de la ville. Cela ne ressemblait guère à un ranch, du moins à mes yeux de béotien. Il y avait une vaste grange, en mauvais état comparée à la maison, et plusieurs têtes de bétail occupées à paître quelques lopins mêlant mauvaises herbes et herbe à pâturage.
Dès que j’ai freiné, un grand type en salopette a bondi au bas de la véranda : environ cent dix kilos, avec une barbe et une expression malheureuse. J’ai baissé ma fenêtre.
« Propriété privée, chef.
— Je suis venu voir Simon et Diane. »
Il m’a regardé sans rien dire.
« Ils ne s’attendent pas à ma visite. Mais ils me connaissent.
— Ils vous ont invité ? Parce qu’on n’est pas trop fana de visiteurs, par ici.
— Le pasteur Bob Kobel m’a dit que vous ne verriez pas d’inconvénients à ce que je passe.
— Ah ouais, il a dit ça.
— Il m’a dit de vous préciser que j’étais globalement inoffensif.
— Le pasteur Bob, hein. Vous avez des papiers ? »
J’ai sorti ma carte d’identité, sur lequel il a refermé la main avant de repartir dans la maison.
J’ai attendu. J’ai ouvert les fenêtres pour laisser un vent sec traverser l’automobile en murmurant. Le soleil était assez bas pour que les piliers de la véranda projettent des ombres de cadran solaire, et ces ombres se sont plus qu’un peu allongées avant que l’homme revienne me rendre ma carte en disant : « Simon et Diane vont vous recevoir. Et désolé d’avoir semblé un peu brusque. Je m’appelle Sorley. » Je suis descendu de voiture lui serrer la main. Il avait une poigne impressionnante. « Aaron Sorley. Frère Aaron pour la plupart des gens. »
Il m’a escorté à l’intérieur, franchissant avec moi la bruyante contre-porte à moustiquaire. Il régnait dans la ferme une atmosphère torride mais animée. Un garçon hilare vêtu d’un T-shirt de coton est passé en courant au niveau de nos genoux. Dans la cuisine, deux femmes préparaient ensemble ce qui ressemblait à un grand repas collectif : des énormes casseroles sur la cuisinière, des monticules de choux sur la planche à découper.
« Simon et Diane se partagent la chambre du fond, en haut des escaliers, dernière porte sur votre droite. Vous pouvez monter. »
Mais je n’avais pas besoin de guide : Simon attendait en haut des marches.
L’ex-héritier des tiges-chenilles semblait un peu usé. Cela n’avait rien de surprenant puisque je ne l’avais pas revu depuis le soir de l’attaque chinoise contre les artefacts polaires, vingt ans auparavant. Peut-être pensait-il la même chose à mon propos. Il avait toujours un sourire remarquable, grand et généreux, un sourire qu’Hollywood aurait pu exploiter si Simon avait préféré Mammon à Dieu. Il ne s’est pas contenté d’une poignée de mains : il m’a serré dans ses bras.
« Bienvenue ! m’a-t-il dit. Tyler ! Tyler Dupree ! Je m’excuse si frère Aaron s’est montré un peu rude. On n’a pas beaucoup de visiteurs, mais tu verras qu’on a l’hospitalité généreuse, du moins une fois qu’on t’a laissé entrer. On t’aurait invité plus tôt si on avait su qu’il y avait la moindre chance que tu fasses le voyage.
— Heureuse coïncidence, ai-je expliqué. Je suis en Arizona parce que…
— Oh, je sais. On écoute les nouvelles de temps en temps. Tu es venu avec l’homme ridé. Tu es son médecin. »
Il m’a conduit au bout du couloir jusqu’à une porte peinte en crème, leur porte – à Diane et lui –, qu’il a ouverte.
La pièce était meublée confortablement bien que dans un style démodé, avec dans un coin un grand lit sur lequel un édredon recouvrait les creux et les bosses du matelas, un rideau de vichy jaune à la fenêtre, un petit tapis en coton sur le plancher. Et une chaise près de la fenêtre. Et Diane assise sur cette chaise.
« C’est bon de te revoir, a-t-elle dit. Merci d’avoir pris du temps pour nous. J’espère que nous ne t’avons pas soustrait à ton travail.
— Pas plus que je ne voulais en être soustrait. Comment vas-tu ? »
Simon a traversé la pièce pour se tenir à ses côtés. Il a posé la main sur son épaule et l’y a laissée.
« On va bien tous les deux, a-t-elle répondu. On ne roule peut-être pas sur l’or, mais on s’en sort. J’imagine qu’à notre époque, il ne faut guère en espérer davantage. Désolée de ne pas avoir donné de nouvelles, Tyler. Après les ennuis au Tabernacle du Jourdain, on a davantage de mal à faire confiance au monde extérieur à l’église. J’imagine que tu as entendu parler de toutes ces histoires ?
— Une pagaille monumentale, est intervenu Simon. La Sécurité intérieure a sorti l’ordinateur et la photocopieuse du presbytère, est partie avec et ne les a jamais rendus. Bien entendu, nous n’avions absolument rien à voir avec toutes ces absurdités de génisse à robe rouge. On a juste fait circuler quelques brochures dans la congrégation. Pour qu’elle décide, tu comprends, si c’était le genre de choses dans lequel elle voulait s’impliquer. C’est pour cela que le gouvernement fédéral nous a interrogés, tu peux imaginer cela ? Il semble que ce soit un crime dans l’Amérique de Preston Lomax.
— Personne n’a été arrêté, j’espère.
— Personne parmi nos proches, a répondu Simon.
— Mais cela a rendu tout le monde nerveux, a dit Diane. On se met à penser à des choses qu’on tenait pour acquises. Les coups de téléphone. Les lettres.
— J’imagine qu’il faut vous montrer prudents, ai-je convenu.
— Oh, oui, a répondu Diane.
— Vraiment très prudents », a complété Simon.
Vêtue d’une robe fourreau en coton nouée à la taille, Diane portait sur la tête un fichu à carreaux blancs et rouges qui la faisait ressembler à une paysanne. Elle ne s’était pas maquillée, mais elle n’en avait pas besoin. Habiller Diane sans élégance était aussi vain que cacher un projecteur sous un chapeau de paille.
Je me suis aperçu à quel point le simple fait de la voir m’avait manqué. Déraisonnablement manqué. J’avais honte du plaisir que je prenais à sa présence. Vingt ans durant, nous n’avions guère été que des relations. Deux personnes qui s’étaient connues par le passé. Je n’avais pas le droit à cette accélération du rythme cardiaque, à cette sensation de chute libre qu’elle provoquait en moi juste en restant assise sur cette chaise en bois à me regarder et à détourner les yeux en rougissant un peu quand ils croisaient les miens.
C’était irréaliste et injuste… injuste envers quelqu’un, peut-être moi, sans doute elle. Je n’aurais jamais dû venir.
« Et toi, comment vas-tu ? a-t-elle demandé. Tu travailles toujours avec Jason, à ce que je comprends. J’espère qu’il va bien.
— Très bien. Il t’embrasse. »
Elle a souri. « J’en doute. Ça ne ressemble pas à Jase.
— Il a changé.
— Vraiment ?
— On a beaucoup parlé de Jason », a dit Simon, agrippant toujours de sa main sombre et calleuse le coton clair recouvrant l’épaule de Diane. « De Jason et de l’homme ridé, le soi-disant Martien.
— Pas juste soi-disant, ai-je corrigé. Il est né et a grandi sur Mars. »
Simon a cillé. « Puisque tu le dis, ça doit être vrai. Mais comme je disais, on a parlé. Les gens savent que l’Antéchrist est parmi nous, c’est un fait établi, et peut-être est-il déjà célèbre, attendant son heure, préparant sa guerre futile. On examine donc de près les personnalités publiques, dans le coin. Je ne dis pas que Wun Ngo Wen est l’Antéchrist, mais si je le disais, je ne serais pas le seul. Tu es proche de lui, Tyler ?