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« Tu peux me croire, Red, je n’ai soufflé mot à personne.

— N’en parle pas, dis-je. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit.

— Je n’ai encore rien dit à Tender. Je lui ai fait un laissez-passer, mais je ne lui ai même pas demandé s’il voulait y aller ou non… »

Je me tais, je fume. Il y a de quoi rire et pleurer à la fois : en voilà un qui ne comprend rien à rien.

« Et qu’est-ce que t’a dit Hertzog ? – Pas grand-chose. Quelqu’un m’a mouchardé, c’est tout. »

Il me regarde d’une drôle de façon, dégringole du rebord de la fenêtre et se met à arpenter son bureau minuscule. Lui, il fait son va-et-vient et moi, je reste assis, je fume et je ne dis rien. C’est sûr que j’ai pitié de lui, je suis furieux que tout se soit passé comme ça. Ça s’appelle avoir guéri quelqu’un de la mélancolie… Mais à qui la faute ? À moi. Ce gosse, je lui ai fait miroiter des merveilles, seulement ces merveilles, elles sont planquées, et la planque, elle est gardée par de méchants messieurs… Là, il s’arrête de marcher de long en large, se met devant moi et, regardant de côté, demande maladroitement :

« Écoute, Red, combien peut-elle valoir, une “creuse” pleine ? »

Au début, je ne le compris pas, je pensai qu’il comptait en acheter une quelque part, seulement où est-ce qu’on peut en acheter ? Qui sait, la mienne est peut-être unique au monde, en plus, il n’aurait jamais assez d’argent : un spécialiste étranger, russe de surcroît, comment peut-il avoir des sous ? Et puis soudain, je faillis m’étrangler : alors quoi, ce salaud, il pense que je le fais pour du pognon ? Espèce d’ordure, pour qui me prends-tu ?… J’ouvrais déjà la bouche pour lui exposer tout ça et je m’arrêtai court. Parce qu’en fait, pour qui d’autre peut-il me prendre ? Un stalker, c’est un stalker, il n’a qu’une idée : avoir le plus de pognon possible, pour ce pognon il vend sa vie. Alors, il s’était dit qu’hier j’avais, en quelque sorte, lancé l’appât et qu’aujourd’hui je le promène sous ses yeux, histoire de gonfler les prix.

De telles pensées me coupent le souffle, tandis que lui me regarde attentivement, il ne me quitte pas des yeux et dans ses yeux je ne vois même pas le mépris, mais, dirais-je, de la compréhension. Alors, je lui explique tout calmement.

« Jusqu’ici personne n’est allé au garage avec un laissez-passer. On n’y a pas encore tracé le parcours, tu le sais. Maintenant, imagine : nous rentrons et ton Tender commence à se vanter que nous avons foncé droit au garage, avons pris ce qu’il nous fallait et sommes retournés aussi sec. Comme si on était allés au magasin. Et alors, chacun comprend : nous savions d’avance ce que nous allions chercher. Et ça signifie que quelqu’un nous a mis au courant. Et qui de nous trois a mis au courant les autres ? Les commentaires sont inutiles. Tu comprends ce que ça me promet ? »

Je terminai mon discours. Nous nous regardions dans les yeux et nous nous taisions. Soudain, il tapa dans ses mains, les frotta et déclara sur un ton on ne peut plus gaillard :

« Eh bien, non c’est non. Je te comprends, Red, et je ne peux pas te blâmer. Je vais y aller tout seul. Je m’en tirerai. Ce n’est pas la première fois… »

Il étala la carte sur le rebord de la fenêtre, y appuya les mains, courba le dos et tout son courage s’évapora carrément à vue d’œil. Je l’entendis marmonner :

« Cent vingt mètres… Même cent vingt-deux… Et encore dans le garage… Non, je ne vais pas prendre Tender. Qu’en penses-tu, Red, il ne faut peut-être pas prendre Tender ? Il a quand même deux enfants…

— Tout seul, on ne te laissera pas partir, dis-je.

— Moi, on me laissera…, marmotta-t-il. Je connais tous les sergents… les lieutenants aussi… Je n’aime pas ces camions ! Ça fait treize ans qu’ils sont à ciel ouvert et ils restent flambant neufs… À vingt pas d’eux, un camion-citerne est troué de rouille comme une passoire, mais les camions, on dirait qu’ils viennent d’être fabriqués… Cette Zone, je vais te dire ! »

Il leva les yeux de la carte et vrilla son regard dans la fenêtre. Moi aussi, je vrillai mes yeux dans la fenêtre. Les vitres de nos fenêtres sont très épaisses, blindées et derrière la bonne vieille Zone, la voilà, à portée de la main, du douzième étage on la voit tout entière…

Ce que je veux dire, c’est que quand on la regarde, elle paraît une terre comme une autre. Le soleil l’éclaire avec tout le reste et, à première vue, rien n’y est changé, tout est comme treize ans plus tôt. Mon feu papa l’aurait regardée et n’y aurait rien remarqué de particulier, sinon qu’il aurait demandé : pourquoi que l’usine ne fume pas, c’est la grève ou quoi ?… Des cônes de roche jaune, des rails, des rails, des rails, sur des rails une petite locomotive avec des plates-formes… Bref, un paysage industriel. Seulement, pas de gens. Ni morts ni vivants. Le garage, on le voit aussi : un long boyau gris, les portes béantes et les camions sur un terrain goudronné. Ça fait treize ans qu’ils y sont et rien n’y fait. C’est juste, ce qu’il a dit à ce propos, donc, il pige. Dieu vous garde de vous fourrer entre deux camions, il faut les contourner… Là, il y a une craquelure dans l’asphalte, si les piquants n’ont pas encore poussé dedans… Cent vingt-deux mètres, mais d’où qu’il les compte ? Ah ! probablement à partir du jalon du bord. Exact, il n’y en a pas plus. Ils progressent quand même, ces binoclards… Tiens, la route est suspendue jusqu’au terril, et drôlement bien suspendue ! Le voilà, le petit caniveau où Mollusque a avalé son extrait de naissance, juste à deux mètres de leur route… Pourtant, le Musclé lui disait, à Mollusque : espèce d’imbécile, tiens-toi loin des caniveaux, sinon y aura rien à enterrer… Ça, c’est comme s’il avait lu dans un livre : il n’y a rien eu à enterrer… Parce que dans la Zone, c’est comme ça : si tu reviens avec la gratte ; c’est un miracle ; si tu reviens vivant, c’est une réussite ; si tu as échappé aux balles de la patrouille, c’est une chance ; et tout le reste, c’est le destin…

Là, je regardai Kirill et je vis qu’il m’observait en douce. Son visage était tel qu’au même moment, je rechangeai encore une fois d’avis. Qu’ils aillent tous se faire foutre, qu’est-ce qu’ils peuvent me faire, après tout, ces crapauds ? Il aurait pu rien dire du tout, mais il dit :

« Préparateur Shouhart, qu’il dit. De source officielle, je souligne, officielle, j’ai reçu l’information que l’examen du garage peut être une grande contribution à la science. Je propose de l’examiner. Je garantis la prime. » Et, ce disant, il sourit comme une rose de mai.

« Et c’est quoi, cette source officielle ? » demandé-je et je lui souris aussi, comme un imbécile.

« C’est une source confidentielle, répond-il. Mais à vous, je peux le dire… » Là, il cesse de sourire et se renfrogne. « Mettons, le docteur Douglas.

— Ah ! dis-je, le docteur Douglas. Et qui c’est, le docteur Douglas ?

— Sam Douglas, dit-il sèchement. Il a péri l’année dernière. »

J’en eus la chair de poule. Va te faire… ! Mais quel crétin parle de choses pareilles avant de partir ? Ces binoclards, il n’y a rien à faire, ils pigent que pouic ! J’écrasai le mégot dans le cendrier et je dis :

« Bon. Où est ton Tender ? On va l’attendre encore longtemps ? »

Bref, nous n’en parlâmes plus. Kirill téléphona au P.P.S., commanda une « savate » volante et moi, je pris la carte et je regardai ce qu’ils y avaient dessiné. C’était pas mal dessiné, normalement. Par moyen photographique : d’en haut et avec un important grossissement. On voyait même les sillons du pneu qui traînait devant les portes du garage. Ah ! si nous autres, stalkers, on pouvait avoir une carte comme ça… Mais en fait, elle n’aurait fichtrement servi à rien la nuit, quand tu rampes, le derrière contre les étoiles et que tu ne vois même pas tes propres mains…