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C’est là que se pointa Tender. Tout rouge, essoufflé. Sa petite était tombée malade, il était parti chercher le docteur. Il s’excusa d’être en retard. Nous lui annonçâmes l’heureuse nouvelle : qu’on va dans la Zone. Du coup, il en oublia de respirer, ce brave homme. « Comment ça, dans la Zone ? dit-il. Pourquoi moi ? » Mais quand il apprit l’histoire de la double prime, et que Red Shouhart y allait aussi, il se reprit et recommença à respirer.

Bref, nous descendîmes dans le « boudoir ». Kirill fonça chercher les laissez-passer, nous les présentâmes à un autre sergent et ce sergent nous remit des costumes spéciaux. Ça, c’est une chose utile. À condition de le repeindre, du rouge en une couleur convenable, n’importe quel stalker aurait sans ciller déboursé cinq cents billets pour un costume pareil. Ça fait longtemps que j’avais juré d’en faucher un, un beau jour. À première vue, rien d’extraordinaire : un costume genre homme-grenouille et le casque comme chez eux, avec une grande fenêtre devant. Non, pas comme ceux des hommes-grenouilles, mais plutôt comme ceux des pilotes d’avions à réaction ou, mettons, des cosmonautes. Léger, confortable, ne serre nulle part, on n’y transpire même pas quand il fait chaud. Fringué comme ça, on peut aller dans le feu. Aucun gaz n’y pénètre. On dit qu’il est même pare-balles. Bien sûr, le feu et je ne sais quelle ypérite et les balles, tout ça c’est terrestre, humain. Dans la Zone il n’y a rien de tel, ce n’est pas de ça qu’il faut se méfier. Bref, à vrai dire, on y claque aussi bien dans ces costumes. Autre chose, qu’on claquerait peut-être davantage sans eux. Par exemple, ils protègent à cent pour cent du « duvet brûlant ». Ou des crachats du « chou du diable »… Bon, passons.

Nous enfilâmes les costumes, je vidai le petit sachet d’écrous dans la poche sur ma hanche et nous clopinâmes à travers toute la cour de l’Institut vers la sortie dans la Zone. C’est comme ça, les règles chez eux, pour que tout le monde voie : voilà les héros de la science qui vont se faire trucider sur l’autel au nom de l’humanité, la connaissance et le Saint-Esprit, amen. Ça ne rate pas : de toutes les fenêtres jusqu’au quatorzième pointent des têtes compatissantes, tout juste si on n’agite pas des mouchoirs. Seul, manque l’orchestre.

« Accélère le pas, dis-je à Tender. Rentre la bedaine, espèce de faiblard ! L’humanité reconnaissante ne t’oubliera pas ! »

Il me regarde et je vois qu’il n’a pas l’esprit à rigoler. C’est vrai, d’ailleurs, quel diable de rigolade !… Mais quand tu pars pour la Zone, ou bien tu pleures, ou bien tu rigoles. Moi, je n’ai pas pleuré de ma vie. Je regarde Kirill. Lui, ça a l’air d’aller, seulement il bouge les lèvres, comme s’il priait.

« Tu pries ? que je demande. Prie, prie ! Plus tu es loin dans la Zone, plus tu es près du ciel…

— Comment ? demande-t-il.

— Prie ! crié-je. Les stalkers montent au ciel sans file d’attente ! »

Soudain, il sourit et me tapota le dos : histoire de dire, n’aie pas peur, avec moi tu t’en sortiras et même si tu claques, de toute façon on ne meurt qu’une fois. Non, je vous jure, c’est un gars marrant.

Nous donnâmes nos laissez-passer au dernier sergent, cette fois-ci, à titre d’exception, c’était un lieutenant, je le connais, son père vend des grilles de tombeaux à Rexpol. La « savate volante » était déjà toute prête. Les gars du P.P.S. l’amenèrent et la mirent juste devant le contrôle. Et les voilà tous : « l’ambulance », les pompiers, notre garde glorieuse – nos sauveurs intrépides : une bande de fainéants grassouillets avec leur hélicoptère. Ceux-là, je ne peux pas les voir en peinture.

Nous montâmes à bord de la « savate ». Kirill se mit au poste de commande et me dit :

« Eh bien, Red, donne les ordres. »

Sans me presser, je défais la fermeture Éclair sur la poitrine, extirpe une flasque, avale une bonne gorgée, revisse le bouchon et remets la flasque à sa place. Je ne peux pas, autrement. Ça fait déjà combien de fois que je vais dans la Zone, mais ça, je ne peux pas m’en empêcher. Les deux autres, ils me regardent et attendent.

« Bon, dis-je. Je ne vous en offre pas parce que c’est la première fois que je pars avec vous et je ne sais pas quel effet vous fait l’alcool. Voilà les ordres. Il faut exécuter immédiatement et sans réserve tout ce que je dirai. Si quelqu’un traîne ou commence à poser des questions, je lui cogne dessus sans voir où je tape, je m’en excuse d’avance. Mettons que je t’ordonne à toi, monsieur Tender : mets-toi sur les mains et marche. Au même moment, toi, monsieur Tender, tu dois lever ton gros derrière et exécuter ce que je t’ai dit. Sinon, il se peut que tu ne revoies plus ta petite malade. C’est clair ? Mais ne t’inquiète pas, je vais veiller à ce que tu la revoies.

— L’essentiel, Red, c’est que tu n’oublies pas de donner des ordres, siffle Tender, déjà tout rouge, déjà couvert de sueur, claquant des lèvres. Te fais pas de mouron pour moi, s’il le faut je marcherai sur les dents, pas seulement sur les mains. Suis pas un novice.

— Tous les deux, vous êtes pour moi des novices, dis-je, et ne t’inquiète pas, je n’oublierai pas de donner des ordres. Tu sais conduire la “savate” ?

— Oui, dit Kirill. Il conduit bien.

— Parfait, dis-je. Dans ce cas, en avant et Dieu nous protège. Baisser des visières ! Petite vitesse, direction jalons, hauteur trois mètres ! Arrêt au jalon vingt-sept. »

Kirill monta la « savate » de trois mètres et passa la petite vitesse. Moi, je tournai imperceptiblement la tête et soufflai doucement par-dessus mon épaule gauche. Je vis les gardes-sauveteurs grimper dans leur hélicoptère, les pompiers se relever respectueusement, le lieutenant à la porte du contrôle nous saluer, cet imbécile, et au-dessus de tout ça une énorme pancarte, déjà décolorée : « Soyez les bienvenus, messieurs les Visiteurs ! » Tender faillit leur faire un signe d’adieu, mais je lui balançai un tel coup dans les côtes que toutes ces cérémonies s’envolèrent de sa tête. Adieu, je t’en ficherai, des adieux !…

Nous flottâmes.

À droite, il y avait notre institut, à gauche – le Quartier Pestiféré et nous avancions d’un jalon à l’autre exactement au milieu de la rue. Eh bien, ça fait un bail que personne n’y avait marché ni roulé ! L’asphalte est tout craquelé, l’herbe pousse dedans, mais c’est encore notre herbe à nous, l’herbe humaine. Quant au trottoir gauche, il y poussait déjà des piquants noirs et d’après ces piquants on voyait avec quelle exactitude la Zone se délimitait : les broussailles noires près du pavé semblaient être fauchées. Non, ces Visiteurs étaient quand même des gars corrects. Il est vrai qu’ils avaient fait plein de saloperies, mais ils s’étaient déterminé eux-mêmes une limite. Parce que même le « duvet brûlant » ne vient pas de la Zone sur notre côté, jamais de la vie, bien qu’on voie que le vent le balade dans tous les sens…

Les maisons du Quartier Pestiféré sont pelées, mortes ; cependant, presque toutes les vitres dans les fenêtres sont intactes, mais sales et à cause de ça elles semblent aveugles. La nuit, quand on rampe devant, on voit très bien que quelque chose luit derrière, comme si c’était de l’alcool en train de brûler, avec des flammèches bleuâtres. C’est la « gelée de sorcière » qui monte des caves. Sinon, à première vue, c’est un quartier comme un autre, des maisons ordinaires, sauf qu’elles demandent à être ravalées. La seule différence, c’est qu’on ne voit personne. À propos, dans cette maison en briques habitait avant notre professeur d’arithmétique, surnommé Virgule. C’était un casse-pieds et un raté, sa deuxième femme le quitta juste avant la Visite et sa fille avait une taie sur l’œil. Je me souviens que nous la taquinions jusqu’aux larmes. Quand la panique commença, avec tous les autres, vêtu de son seul linge de corps, il courut vers le pont ; six bornes d’affilée sans s’arrêter. Après, il resta longtemps malade de la peste, sa peau tomba, ses ongles aussi. Presque tous les habitants de ce quartier eurent cette maladie, c’est pourquoi on l’appelle Pestiféré. Certains moururent, mais en majorité c’était des vieux, et encore, quelques-uns restèrent en vie. Personnellement, je ne pense pas qu’ils sont morts à cause de la peste. C’est la peur qui les tua. C’était vraiment terrifiant. Ceux qui vivaient là eurent la peste. Mais ceux des trois autres quartiers devinrent aveugles. Maintenant c’est comme ça qu’ils s’appellent, ces quartiers : le Premier Aveugle, le Deuxième Aveugle… Ce n’est pas que les gens devenaient complètement aveugles, mais presque. Ça s’appelle l’héméralo… quelque chose. À propos, on raconte que ce n’est pas à cause d’une explosion de lumière, bien que l’explosion y fût aussi, mais à cause d’un bruit tonitruant. Ils disent que ça a fait un tel boucan qu’ils sont sur le coup devenus aveugles. Les docteurs, ils leur disent : un phénomène pareil est impossible, rappelez-vous bien comment les choses se sont passées ! Non, s’obstinent-ils : un tonnerre assourdissant qui les a rendus aveugles. Et, par-dessus le marché, à part eux, personne ne l’a entendu, ce tonnerre…