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Oui, tout est comme si rien ne s’était passé. Voilà un kiosque en verre, flambant neuf. Un landau d’enfant dans les portes : on dirait que même les draps y sont propres. Seules, les antennes clochent : elles sont toutes couvertes d’espèce d’algues genre chanvre. Ça fait longtemps que nos binoclards se pourlèchent les babines en louchant sur ces chanvres, ils voudraient bien pouvoir regarder de près ce que c’est, vu qu’ils n’existent nulle part ailleurs sauf dans le Quartier Pestiféré et qu’on ne les voit que sur les antennes. Et, surtout, c’est tout près, juste sous les fenêtres. L’année dernière, ils ont eu une fameuse idée : ils descendirent d’un hélicoptère une ancre au bout d’un câble d’acier et attrapèrent un chanvre. L’hélicoptère se mit à tirer et soudain… Que vit-on ? L’antenne fume, l’ancre fume et le câble, lui aussi, est en train de fumer. Il ne fume pas simplement, il fume avec un sifflement méchant, comme un serpent à sonnette. Le pilote, bien que lieutenant, pigea rapidement de quoi il retournait, décrocha le câble et se barra à toute berzingue… Le voilà, ce câble, qui pend presque par terre, tout recouvert de chanvre…

De cette façon, doucement, nous flottâmes jusqu’au bout de la rue, au tournant. Kirill me regarda : faut-il tourner ? Je lui fis un signe de la main : en avant à la plus petite vitesse ! Notre « savate » bifurqua et se dirigea à la plus petite vitesse au-dessus des derniers mètres du sol humain. Le trottoir est de plus en plus près, voilà l’ombre de la « savate » qui tombe sur les piquants… Ça y est, la Zone ! Et aussitôt, une de ces chairs de poule… Chaque fois je l’ai, cette chair de poule, et jusqu’à maintenant je ne sais pas si c’est la Zone qui m’accueille de cette manière ou si c’est mes nerfs de stalker qui ne sont plus ce qu’ils étaient. Et chaque fois, je me dis : dès mon retour, je vais demander si les autres ressentent la même chose, et chaque fois j’oublie.

Bon, nous rampons ainsi, tout doucement, au-dessus d’anciens potagers, le moteur sous nos pieds bourdonne sans à-coups, tranquillement, lui ne s’en fait pas, lui, on n’y touchera pas. Et c’est là que mon brave Tender lâche. Nous n’avions pas encore eu le temps d’arriver au premier jalon, qu’il se met à jacasser. Comme le font habituellement les novices dans la Zone : ses dents claquent, son cœur flanche, il ne sait plus où il en est, il a honte, mais il ne peut pas se retenir. À mon avis, chez eux c’est comme un rhume qui ne dépend pas de l’homme. Le nez coule et rien n’y fait. Dieu ce qu’ils peuvent raconter ! Tantôt ils s’extasient devant le paysage, tantôt ils déballent leurs idées sur les Visiteurs, tantôt n’importe quoi n’ayant aucun rapport avec le boulot, tout comme Tender qui s’est mis à débiter des fadaises sur son nouveau complet et n’arrive plus à s’arrêter. Combien il l’avait payé, et il faut voir la qualité de la laine, et comment son tailleur lui avait changé les boutons…

« Tais-toi », dis-je.

Il me regarde avec tristesse, claque de la langue et reprend : combien il a fallu de soie pour la doublure. Entre-temps, les potagers se terminent, au-dessous de nous s’étale le terrain vague d’argile où autrefois il y avait le dépôt d’ordures de la ville. Subitement, je sens un petit vent. Il y a un instant, il n’y avait pas de vent et voilà que, soudain, ça souffle, la poussière tourbillonne et il me semble entendre quelque chose.

« Ta gueule ! » dis-je à Tender.

Non, il n’arrive pas à la boucler. À présent le voilà qui se lance sur le crin. Dans ce cas, tu m’excuseras, mais…

« Stop », dis-je à Kirill.

Il freine aussitôt. Il est bien, ce gars, il a de bonnes réactions. Je prends Tender par l’épaule, le tourne vers nous et lui donne un bon coup de ma paume sur la visière. Le pauvre bougre, il pique du nez dans la vitre, ferme les yeux et se tait. Dès qu’il s’est tu, j’entends : brrr-brrr… Kirill me regarde, les dents serrées, les lèvres retroussées. Je lui fais un signe : attends, attends, pour l’amour de Dieu, ne bouge pas ! Mais lui aussi, il entend ce crépitement et, comme chaque novice, il n’a qu’une idée : agir, faire quelque chose. « Marche arrière ? » murmure-t-il. Je secoue désespérément la tête, le menace de mon poing droit devant son casque pour lui dire d’arrêter. Je vous jure, avec ces novices, on ne sait plus quoi faire : regarder autour, ou bien les surveiller, eux. C’est alors que tout sort d’un coup de ma tête : au-dessus d’un tas de vieilles ordures, de débris de verre et de je ne sais quelles chiffes, rampe une espèce de tremblement, de frémissement, genre air chaud à midi au-dessus d’un toit de fer. Le voilà qui surmonte une butte et qui avance tout droit en coupant notre chemin, juste à côté du jalon ; en cours de route, il s’arrête, reste sans bouger une demi-seconde – ou c’est une idée que je me fais ? – et s’étire dans le champ, derrière les buissons, les haies de bois pourri, vers le cimetière de vieilles voitures.

Le diable les emporte, ces binoclards, ils n’ont pas trouvé un meilleur parcours : en plein creux ! Moi aussi, évidemment, je ne vaux pas mieux : où étaient mes yeux de crétin quand je m’extasiais devant leur carte ?

« Vas-y, la petite vitesse en avant, dis-je à Kirill.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Va savoir !… C’était et ce n’est plus, Dieu merci. Je t’en prie, boucle-la. Pour l’instant, tu n’es pas un homme, pigé ? Pour l’instant, tu es une machine, mon levier… »

Là, je me ressaisis, vu que moi aussi, je semble en train de contracter la maladie de la parlote.

« Terminé, dis-je. Plus un mot. »

Si je pouvais m’envoyer ne serait-ce qu’une gorgée ! Je vais vous dire une chose : ces scaphandres, ça vaut rien. J’ai pas mal vécu sans eux et je vivrai encore autant, mais dans un moment pareil, sans une bonne gorgée… Bon, passons.

Ce petit vent paraît être tombé, tout autour on n’entend rien de méchant, juste le moteur qui ronronne calmement, comme endormi. Le soleil, la chaleur… une brume au-dessus du garage… tout paraît normal, les jalons défilent les uns après les autres, Tender se tait, Kirill se tait, ils apprennent le métier, mes novices. Ne vous en faites pas, les gars, dans la Zone aussi on peut respirer si on sait comment faire… Le voilà, le jalon vingt-sept : une perche en fer avec en haut un disque rouge « numéro 27 ». Kirill me regarde, je lui fais un signe de tête et la « savate » s’arrête.