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Évidemment, mes novices reprirent aussitôt du poil de la bête. Ils tournaient la tête dans tous les sens. Presque plus de traces de peur, seulement la curiosité et la joie que tout se soit bien terminé. Ils se mirent à jacasser. Tender agita les bras et prévint que dès qu’il aurait déjeuné, il reviendrait immédiatement dans la Zone pour tracer le parcours jusqu’au garage. Kirill, lui, me prit par la manche et se mit à m’expliquer son graviconcentré, autrement dit, la « calvitie de moustique ». Je n’y arrivai pas tout de suite, mais je les domptai. Je leur racontai tranquillement combien d’imbéciles s’étaient fait casser la gueule au retour, justement en étant trop joyeux. « Taisez-vous, leur dis-je, et regardez bien tout autour, sinon il vous arrivera la même chose qu’à Courtaud-Lindon. » Mes paroles eurent de l’effet. Ils ne demandèrent même pas ce qui était arrivé à Courtaud-Lindon. Nous flottions ainsi dans le silence et moi, je ne pensais qu’à une chose : comment je vais dévisser le bouchon. Je m’imaginais toutes les variantes de la façon dont j’allais boire la première gorgée, mais de temps en temps, la toile d’araignée brillait devant mes yeux.

Bref, nous sortîmes de la Zone, on nous fourra ensemble avec la « savate » dans « la mort parfumée des poux » ou, si on veut parler d’une manière scientifique, dans le hangar sanitaire. On nous y lava dans trois eaux bouillantes et trois alcalis, on nous passa à je ne sais quels rayons à la gomme, on nous parsema d’une poudre, puis on nous lava de nouveau, enfin on nous sécha et on nous dit : « Ça va, les gars, vous êtes libres ! » Tender et Kirill transportèrent la « creuse ». Le monde qui accourut les voir, c’est dingue, impossible de s’en approcher, mais voilà ce qui est typique : les curieux ne faisaient que regarder et émettre des exclamations joyeuses. Quant à proposer d’aider des gens fatigués, ça, on pouvait toujours courir… Bon, passons, tout ça ne me regardait pas. À présent, plus rien ne me regardait…

Je retirai mon costume spécial, le jetai par terre – ces larbins de sergents le ramasseront – et fonçai dans la douche parce que j’étais trempé de sueur de la tête aux pieds. Je m’enfermai dans la cabine, sortis la flasque, dévissai le bouchon et m’y collai comme une punaise. Me voilà assis sur le banc, les genoux vidés, la tête vidée, l’âme vidée en train de siffler de l’alcool comme de l’eau. Je suis vivant. La Zone m’a lâché. Elle m’a lâché, la salope. Ma chère garce. La vache. Je suis vivant. Jamais les novices ne pourront comprendre. Personne d’autre qu’un stalker ne pourra jamais comprendre. Les larmes coulent sur mes joues : des larmes d’alcool ou d’autre chose que j’ignore. Je pompai la flasque. Moi, je suis mouillé, elle est sèche. Bien sûr, il me manque une dernière gorgée. Bon, ça c’est réparable. À présent tout est réparable. Je suis vivant. J’allumai une cigarette, sans bouger du banc. Puis, je sentis que je commençais à récupérer. La pensée de la prime me vint à l’esprit. Côté prime dans notre institut, c’est vachement bien fait. Aussitôt rentré, on peut aller chercher son enveloppe. Il se peut même qu’on me l’apporte ici, dans la douche.

Doucement, je me mis à me déshabiller. J’enlevai ma montre, je regardai et je vis que nous étions restés dans la Zone cinq heures et quelques minutes, messieurs ! Cinq heures. J’en eus un frisson. Oui, messieurs, dans la Zone le temps n’existe pas. Cinq heures… Mais, en réfléchissant bien, cinq heures, qu’est-ce que c’est pour un stalker ? On crache et on oublie. Parce que parfois c’est douze heures. Vingt-quatre heures. Si t’as pas eu le temps de tout terminer la nuit, tu passes la journée entière dans la Zone, la gueule dans la terre, et tu ne pries même plus, c’est plutôt un délire que tu as et tu ne sais pas toi-même si tu es vivant ou mort… La seconde nuit, tu termines ton boulot, tu te faufiles avec ta gratte vers le cordon, et là, c’est des patrouilles à la mitrailleuse ; ces crapauds, ils te détestent, ils n’ont aucun plaisir à t’arrêter, ils ont de toi une trouille bleue parce qu’ils te croient contagieux, ils ne cherchent qu’à te descendre, et c’est eux qui ont tous les atouts : après, essaie d’aller prouver qu’on t’a descendu illégalement… Donc, de nouveau, tu es la gueule dans la terre en train de prier jusqu’à l’aube, et de nouveau tu attends la nuit, tandis que ta gratte est à côté de toi et tu ne sais même pas si elle est simplement à côté et rien d’autre, ou si elle est en train de te tuer doucement. Ou encore, ce qui est arrivé à Iskhac le Musclé : il s’était coincé à l’aube dans un endroit découvert. Il avait perdu son chemin et s’était coincé entre deux caniveaux sans pouvoir aller ni à droite ni à gauche. On lui avait tiré dessus deux heures durant, sans succès. Deux heures durant il avait fait semblant d’être mort. Enfin, Dieu merci, ils le crurent et partirent. Je le vis plus tard et ne le reconnus pas : brisé, à ne plus être un homme…

J’essuyai les larmes et fis couler l’eau. Je me lavai un bon bout de temps. À l’eau chaude, à l’eau froide et de nouveau à l’eau chaude. J’usai un morceau entier de savon. Puis, j’en eus assez. J’arrêtai la douche et entendit quelqu’un taper à la porte. La voix de Kirill gueulait gaiement :

« Hé, Stalker, tire-toi de là ! Ça sent le pognon !

Le pognon, c’est bien. J’ouvris la porte, je vis Kirill tout nu, juste en slip, hilare, sans mélancolie aucune, me tendre une enveloppe.

« Tiens, dit-il. C’est de la part de l’humanité reconnaissante.

— Ton humanité, je m’en fous ! Combien y a-t-il ?

— À titre d’exception et pour t’être conduit héroïquement dans des circonstances dangereuses : deux honoraires ! »

Oui. Ça, c’est une vie. Si ici on me payait deux honoraires pour chaque « creuse », il y a belle lurette que j’aurais envoyé Ernest se faire pendre.

« Alors, tu es content ? demanda Kirill, rayonnant comme une pleine lune.

— Ça peut aller, dis-je. Et toi ? »

Il ne dit rien. Il m’étreignit par le cou, me serra contre sa poitrine couverte de sueur, me repoussa et disparut dans la cabine voisine.

« Hé ! lui criai-je dans le dos. Et Tender ? Il doit être en train de laver son caleçon, pardi !

— Tu veux rire ? Tender est entouré de journalistes, si tu pouvais voir l’air important qu’il a… Il leur expose d’une façon très compétente…

— De quelle façon, tu dis ?

— Compétente.

— Bien, sir ! dis-je. La prochaine fois je prendrai un dictionnaire. » Et là, ce fut comme si j’avais reçu une décharge électrique. « Attends, Kirill, dis-je. Viens ici.

— Mais je suis tout nu, dit-il.

— Viens, je ne suis pas une bonne femme ! »

Il sortit. Je le pris par les épaules, regardai son dos. Non, ça m’avait semblé. Un dos propre. Des filets de sueur séchés.

« Qu’est-ce qu’il t’a fait, mon dos ? » demanda-t-il.

Je donnai une bourrade à son corps nu, plongeai dans ma cabine et m’y enfermai. Ces foutus nerfs. Là-bas j’ai des visions, ici aussi j’ai des visions… Que tout ça aille au diable ! Aujourd’hui je vais me saouler comme un trou. Si seulement je pouvais plumer Richard, ça, ce serait chouette ! Jouer comme lui, ce salopard, c’est pas croyable… On ne peut le prendre avec aucune carte. J’ai déjà essayé de tricher, j’ai fait des signes de croix sur mes cartes sous la table, d’autres trucs aussi et toujours rien…

— « Kirill ! criai-je. Tu vas venir au Bortch ?

— Pas au Bortch, mais au Borchtch, combien de fois faut-il te répéter…