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San-Antonio

Sucette boulevard

Si San-Antonio n'existait pas, je l'aurais inventé

Frédéric Dard

CHAPITRE POMMIER —

Des comme ça, t'en as jamais vu.

Tu ne peux pas en avoir vu.

Je me demande même si ça vaut le coup que je te raconte ? Avec toi, on ne sait jamais ce qui va te plaire ou te faire tordre le nez. Capricieux et con, c'est beaucoup pour un seul mec ; on a du mal à s'accommoder des deux. Et puis, en prime, t'es sceptique. Je t'aurais connu plus tôt, j'aurais choisi un autre métier. Y'a de l'héroïsme dans ma persévérance. De l'abnégation, également. Enfin, je vais de l'avant. Même si c'est peine perdue, j'aurai au moins participé.

Pour la commodité, faut que je procède différemment. Tu vas comprendre. Enfin, j'espère…

— Sous-chapitre 1 —

La manifestation déboucha sur la place, en provenance de la rue Bouffebite et s'épanouit. Des banderoles gonflées par un léger vent de printemps tournaient leurs textes revendicateurs vers le ciel, comme soucieux de s'adresser à Dieu plutôt qu'à ses créatures. Les manifestants gueulaient des choses qu'on ne comprenait pas, qui se voulaient ftétrisseuses et enjouées, mais dont les intonations n'éveillaient chez le passant aucun courroux révolutionnaire. Une vielle 204 blanche précédait le cortège. Elle était sommée d'un haut-parleur à double pavillon, et, à l'intérieur, assis près du chauffeur, un jeune gars joufflu comme un cul capitaliste clamait dans un micro les slogans repris par la foule. L'intensité du haut-parleur rendait l'ensemble inaudible, mais personne ne semblait s'en rendre compte. Chacun formait, si j'ose ainsi exprimer, une cellule individuelle et ne se souciait que de son texte, sans considérer l'ensemble à quoi il s'intégrait.

La manif traversa la place Bouffechaglate, si pittotesque avec sa fontaine représentant le président Moudu debout sur un quadrige dont il tient les rênes aussi connement qu'il tînt celles du pouvoir, puis elle s'étrangla de nouveau pour remonter la rue Bouffemerde, laquelle est particulièrement étroite, mais où le cortège se devait de porter ses bonnes et inaudibles paroles, compte tenu de ce qu'elle est la plus fréquentée de la ville.

Il existe, rue Bouffemerde, entre autres magasins de classe, celui d'un orthopédiste dont la vitrine recèle d'impressionnantes prothèses propres à réparer les maléfices du destin. Et il arrive que des messieurs aux jambes torses s'attardent, pleins de convoitise, devant des guiboles articulées dont le modelé ferait envie à un coureur cycliste.

Tout se passa devant cette maison honorable, fondée en 1894 par deux orthopédistes célèbres MM. Bompied et Bonnœil dont l'un (je ne me rappelle plus lequel) inventa la verge artificielle, de laquelle découle (si j'ose ainsi exprimer) le godemiché actuel, tellement en faveur dans les communautés religieuses et chez M. Roger Peyrefitte qui s'en sert de tabouret.

Oui, tout se passa exactement à la hauteur de cette vénérable prothèserie. A l'instant précis où la voiture munie du haut-parleur parvenait devant la boutique en question, une puissante déflagration secoua la rue, anéantissant les vitres et lézardant les façades. Un gros nuage sombre s'éleva, égayé de flammèches. Le cortège s'égailla en hurlant un slogan parfaitement audible à présent et qui était « au secours ! ».

Quand le nuage se dissipa, il y avait un trou dans le milieu de la chaussée, la où se trouvait la voiture au moment de l'explosion. Quelques ferrailles calcinées évoquaient le véhicule.

L'on retrouva le sexe du joufflu-scandeur dans la vitrine du prothésiste, entre un bras électronique qui faisait songer à un bras d'honneur et un pied de toute beauté dont la pointure avoisinait le 42.

— Sous-chapitre 2 —

Il y eut un léger bruit.

Mme Manivelle, la concierge du 112, qui était occupée à décacheter une lettre à la vapeur, se tourna vers l'aquarium où deux poissons d'un rouge un peu galeux se faisaient chier entre des algues de plastique tellement bien imitées que Bombard s'y serait laisse prendre. Elle comprit que le bruit insolite n'était pas imputable aux cyprins.

Alors, elle poussa la porte de sa chambre, car le fameux bruit ne venait pas de l'extérieur.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda la pipelette, mais moins distinctement que je ne l'écris.

Le martien hocha du casque et montra ce qu'il tenait à la main droite. Mme Manivelle possédait la télévision ; elle sut donc tout de suite qu'il s'agissait d'un revolver. Elle espéra pouvoir crier, mais la frayeur lui nouait les cordes vocales en un écheveau inextricable. Son visiteur appuya le canon de l'arme contre le front ridé de la chère femme et pressa la détente. Mme Manivelle eut consécutivement un grand trou dans la tête dont elle ne ressentit aucune souffrance, ayant immédiatement perdu la vie.

— Sous-chapitre 3 —

Firmin Dubard, curé de son état, récitait un petit pater d'entretien au-dessus de son bol de cacao, en forçant bien sur les diphtongues pour refroidir le breuvage. Il attendait que sa servante lui apporte les croissants Danerolles qu'elle enfournait à son intention chaque matin, tout de suite après l'élévation, lorsque la petite sonnette retentit, annonçant qu'un (ou une) pénitent(e) le réclamait au confessionnal. L'excellent prêtre ressentit quelque chose qui ressemblait à du courroux.

« C'est bien la merde, bordel ! s'écria-t-il dans son for intérieur. Faire chier le monde à pas huit heures pour se vider de quelques niaiseries, ça mériterait des coups de pompe dans l'oigne ! »

— On a sonné, prévint la dame Mathilde qui débouchait de la cuisine derrière un plateau chargé de croissants croustillants.

— Je sais, madame Mathilde, répondit l'abbé Dubard. Quelque âme en peine soucieuse de se libérer au plus vite, sans doute.

— C'est quand même un peu tôt pour confesse, fit Mathilde, d'autant que nous ne sommes pas encore en période pascale.

« Tu parles que c'est tôt, vieille taupe ! pensa l'ecclésiastique, au moment de la jaffe, venir me casser les roupettes, y a de l'abus ! »

Et tout haut, il déclara :

— Il n'est point d'heure pour le repentir, ma chère. Si ce pénitent a besoin de mon sacerdoce, il va l'avoir.

— Avant ou après le petit déjeuner ?

C'était la question que se posait précisément le prêtre. Les effluves du cacao lui prêchaient « l'après », mais sa gourmandise plaidait pour « l'avant ».

« Nom de Dieu, je vais l'expédier, ce veau, et ensuite je pourrai prendre tout mon temps. »

— Mettez les croissants au chaud, je reviens.

Là, il tirait, avec cette promesse, un chèque sans provision sur le futur.

Le prêtre respira un grand coup son cacao (pas une de ces saloperies instantanées, dites solubles, qui font songer aux distributeurs de stations-services, mais du vrai cacao totalement néerlandais et cuit à feu doux avec du lait de la ferme) et quitta le presbytère pour gagner l'église.

* * *

Des pieds dépassaient du confessionnal.

Des pieds d'homme, précédés d'un bas de pantalon de cuir noir.

Dubard mit son étole et s'installa dans la partie centrale du confessionnal.

Il fit coulisser la petite trappe le séparant de son client. Seule, une grille de bois resta interposée entre le prêtre et le pénitent.

« Heureusement que c'est un mec, pensa Dubard, les gonziers vont droit aux faits, alors qu'il faut accoucher les grognaces aux petits fers. »

— Je vous écoute, murmura l'abbé.

Il n'entendit rien car la balle lui fit dans l'oreille un cratère de la largeur d'un entonnoir à vidange.