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Maintenant, la salle du restaurant n'est plus éclairée que par les rais de soleil filtrant à travers les interstices. Un moment s'écoule. Et les vrais loufiats radinent des cuisines, ainsi que la femme du restaurateur arrachée à ses fourneaux avec ses deux aides. Trois autres jeunes gens vêtus identiquement aux serveurs conduisent cet étrange troupeau.

Un grand type chauve et distingué à cause de sa calvitie et de sa Légion d'honneur se dresse à une table et lance d'une voix qui ne frémit pas :

— Eh bien, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie ?

L'un des garçons s'approche de lui et le gifle si fort que le bridge de l'interpellateur choit dans sa coupe Melba.

— Assis ! ordonne le jeune homme.

C'est ça qui est troublant, surtout : la jeunesse des intrus. Ils ressemblent à des étudiants venant faire du suif chez monsieur le recteur.

Le même gars s'approche de ma table, en braquant sur moi une pétoire longue commak et large de ça.

— Les bras en l'air, poulet  !

Poulet !

— Vite, ou tu es mort !

Son regard dit le reste. J'y lis que, non seulement il est capable de m'allonger, mais qu'il a envie de le faire. Alors fissa, je cramponne les nuages et cet aimable jeune homme, d'un geste preste, rafle mon ami tu-tues fiché dans ma ceinture.

Un grand silence succède à l'opération. Le personnel est maintenant rangé contre le comptoir. La mamie tambouilleuse claque des chailles. Les convives ressemblent à des statues et moi, le vigoureux San Antonio, je me fais l'effet d'être un aspirateur oublié dans le grand salon au moment où les invités rappliquent. Drôle d'instant. Très au fond de mon mental, il y a cependant une confuse jubilation, à constater que le Mirage 20 n'a pas été frété pour rien.

Autre détail étrange, les quatre « terreurs » se ressemblent. Peut-être à cause de leur accoutrement qui les uniformise ? Et également du fait de leurs âges identiques. Ils font un peu hippies, mais ce ne sont pas des hippies.

Comment ont-ils su que j'étais un flic ? Cela se lit donc sur mon altier visage ?

Celui qui se tenait derrière le patron abandonne la grosse gonfle à son avachissement. Il s'empare d'une corbeille à pain, la vide de son contenu et la secoue pour la débarrasser des miettes.

— La quête ! annonce-t-il. Tout le monde prépare son flouze et ses bijoux. Pas de resquille, sinon ce sera une praline dans la tronche.

Il ouvre le tiroir-caisse et se saisit de l'argent qu'il contient. Après quoi, le gars s'avance dans la salle, sa corbeille brandie. Docilement, les clients remettent leur argent, et les clientes leurs bijoux. L'opération s'opère dans un silence quasi religieux, à peine troublé par le tintement des objets déposés dans la corbeille.

La rumeur grondante de Marseille continue à l'extérieur, feutrée par le rideau de fer. Soudain, le téléphone retentit, aigre et strident dans ce recueillement général.

Machinalement, le gros taulier va pour bicher le combiné. Un sérieux coup de crosse lui fait retirer sa main.

Alors, le quêteur décroche.

— Pompon Rouge ! annonce-t-il.

Il écoute un instant. Il dit « Oui », puis ajoute : « Vous faites erreur. » Et coupe la communication, mais sans reposer le combiné sur sa fourche, laissant ainsi l'appareil décroché.

L'un de ses copains sort un sac en plastique à l'enseigne d'un grand magasin et le tient ouvert devant le type à la corbeille. Celui-ci vide son butin dedans et jette la corbeille par-dessus le comptoir.

Derrière le rade, y a plein de photos d'artistes et de sportifs, entre autres celle d'un ancien boxeur à la garde hermétique qui paraît contempler le rodéo par-dessus ses gants d'un œil méchant.

Moi, je me demande où Pinuche en est avec son arête. Je redoute qu'il débouche inopinaudement et ne morfle les prunes d'un petit nerveux.

Et puis, je me dis aussi que cet amphigouri n'est pas clair. Pourquoi la lettre anonyme s'est-elle référée à des meurtres pour prévenir qu'un simple hold-up de troisième zone allait s'accomplir ? Je pige mal la trajectoire.

Les quatre vauriens sourient en contemplant la salle. L'un d'eux croque des radis puisés dans un ravier, et le bruit de sa mastication devient insupportable.

— Alors ? fait un des mousquetaires en maillots rayés.

— Ben voilà, dit le quêteur.

— On se taille ?

— On pourrait p't'être casser une graine avant de partir ? suggère le mangeur de radis roses.

— C'est vrai, on pourrait, convient l'un de ces copains.

Il s'empare d'une demi-langouste sur la desserte réfrigérante et se juche sur le bar. D'une main il garde son flingue braqué, de l'autre il dévore la langouste comme on mange une pomme sans l'éplucher.

Des bribes de crustacé pleuvent autour de lui. Ses copains l'imitent. C'est à qui piquera des denrées sur la desserte tentatrice. Des charcutailles, des crevettes bouquets, des pâtisseries… Ils vont de table en table, raflant les bouteilles et les finissant en buvant au goulot. La vraie scène soudarde.

« Bon, me fais-je, et ensuite ? »

Car je devine bien qu'il va y avoir un « ensuite ». S'ils s'attardent, c'est pas pour le plaisir, contrairement à ce qu'ils veulent faire accroire. Leurs basses crapuleries obéissent à une motivation.

Ils bouffent et boivent.

Et puis le gars à la langouste déclare, après un ou deux rots voulus :

— Baouff, ça va mieux. Pourquoi y aurait que les pleins-au-pèze qui se gobergeraient ?

— C'est juste, pourquoi ? reprend un de ses copains.

Tu croirais du théâtre d'aujourd'hui : les gonziers, sur scène, qui se causent de profil, lâchant une réplique de temps à autre, à côté de la question, ou bien d'une banalité scientifiquement affûtée. Comme ça, le théâtre nouveau : incohérent. Ça veut dire autre chose que ce que ça dit, si tu me suis bien. On cause à travers les mots, n'importe comment en apparence, mais te goure pas, c'est chargé de message jusqu'à la gueule et t'es un con si t'oses bâiller. T'as un acteur, y regarde par-dessus la rampe et y dit :

— Oh ! la belle mer toute bleue.

Et un autre paf reprend :

— Une belle-mère n'est pas bleue, mais verte, surtout quand elle est morte.

A quoi, le premier objecte :

— Mais la fleur de ses viscères partis pour l'infernale dérive ?

Et le deuxième rengracie :

— C'est vrai, j'oubliais le doux clapotis de sa décomposition.

Moi, un jour, je t'en écrirai une, de pièce moderne. Avec un texte vachetement fort et tellement hermétique que tu pourras jamais l'ouvrir, fût-ce avec un chalumeau oxhydrique. J'intitulerai ça « Poil au temps » et ça commencera par un type en train d'épouser un établi en secondes noces. Et là-dedans je raconterai ce que je raconte ici, mais chiamment, que ça porte.

Bon, mes quatre lascars-voyous font un peu de texte de manar qu'a pas digéré son Petit Livre Rouge et qui gaichise à cote de ses pompes. Au bout de quoi, le mangeur de langouste s'écrie :

— Ils ont vraiment de sales gueules, ces bourgeois, non ?

— Pour sûr, exclament les autres.

— On devrait s'en payer un avant de partir, non ?

— Bonne idée.

Dedieu ! Y'a des coliques en partance, mon neveu ! Voyant que ça tourne à la pure dramaturgie, les convives prennent des teintes jaspées. Le taulier ressemble de plus en plus à un tas de mentons empilés sur le rade. Sa cuistaude balbutie des prières au beurre des Charentes et puissamment aillées-fines-z'herbes. Le décoré qui naguère voulut dominer la situation pique un sprint à travers les méandres de sa dignité.