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Elles y sont chez elles, y règnent paisiblement dans les salons fidèles à défaut des royaumes dont on les a privées.

On en rencontre de grandes et de petites, de pauvres et de riches, de tristes et de gaies, pour tous les goûts. En général, elles sont modestes, cherchent à plaire et apportent dans leurs relations avec les humbles mortels, une délicatesse et une affabilité qu'on ne retrouve presque jamais chez nos députés, ces princes du pot aux votes.

Mais si les princes, les pauvres princes errants, sans budgets ni sujets, qui viennent vivre en bourgeois dans cette ville élégante et fleurie, s'y montrent simples et ne donnent point à rire, même aux irrespectueux, il n'en est pas de même des amateurs d'altesses.

Ceux-là tournent autour de leurs idoles avec un empressement religieux et comique, et, dès qu'ils sont privés d'une, se mettent à la recherche d'une autre, comme si leur bouche ne pouvait s'ouvrir que pour prononcer « Monseigneur » ou « Madame » à la troisième personne.

On ne peut les voir cinq minutes sans qu'ils racontent ce que leur a répondu la princesse, ce que leur a dit le grand-duc, la promenade projetée avec l'un et le mot spirituel de l'autre. On sent, on voit, on devine qu'ils ne fréquentent point d'autre monde que les personnes de sang royal, que s'ils consentent à vous parler, c'est pour vous renseigner exactement sur ce qu'on fait dans ces hauteurs.

Et des luttes acharnées, des luttes où sont employée toutes les ruses imaginables s'engagent pour avoir à sa table, une fois au moins par saison, un prince, un vrai prince, un de ceux qui font prime. Quel respect on inspire quand on est du lawn-tennis d'un grand-duc ou quand on a été seulement présenté à Galles – c'est ainsi que s'expriment les superchics.

Se faire inscrire à la porte de ces « exilés », comme dit Daudet, de ces culbutés, dirait un autre, constitue une occupation constante, délicate, absorbante, considérable. Le registre est déposé dans le vestibule, entre deux valets dont l'un vous offre une plume. On écrit son nom à la suite de deux mille autres noms de toute farine où les titres foisonnent, où les « de » fourmillent ! Puis on s'en va, fier comme si l'on venait d'être anobli, heureux comme si l'on eût accompli un devoir sacré, et on dit avec orgueil, à la première connaissance rencontrée : « Je viens de me faire inscrire chez le grand-duc de Gérolstein. » Puis le soir, au dîner, on raconte avec importance : « J'ai remarqué tantôt, sur la liste du grand-duc de Gérolstein, les noms de X..., Y.... et Z... » Et tout le monde écoute avec intérêt comme s'il s'agissait d'un événement de la dernière importance.

Mais pourquoi rire et s'étonner de l'innocente et douce manie des élégants amateurs de princes quand nous rencontrons à Paris cinquante races différentes d'amateurs de grands hommes, qui ne sont pas moins amusantes.

Pour quiconque tient un salon, il importe de pouvoir montrer des célébrités ; et une chasse est organisée afin de les conquérir. Il n'est guère de femme du monde, et du meilleur, qui ne tienne à avoir son artiste, ou ses artistes ;. et elle donne des dîners pour eux, afin de faire savoir à la ville et à la province qu'on est intelligent chez elle. Poser pour l'esprit qu'on n'a pas mais qu'on fait venir a grand bruit, ou pour les relations princières... où donc est la différence ?

Les plus recherchés parmi les grands hommes, par les femmes jeunes ou vieilles, sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent des collections complètes. Ces artistes ont d'ailleurs cet avantage inestimable d'être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à l'objet tout à fait rare, ne peuvent guère espérer en réunir deux sur le même canapé. Ajoutons qu'il n'est pas de bassesse dont ne soit capable une femme connue, une femme en vue pour orner son salon d'un compositeur illustre. Les petits soins qu'on emploie d'ordinaire pour attacher un peintre ou un simple homme de lettres, deviennent tout à fait insuffisants quand il s'agit d'un marchand de sons. On emploie vis-à-vis de lui des moyens de séduction et des procédés de louange complètement inusités. On lui baise les mains comme à un roi, on s'agenouille devant lui comme devant un dieu, quand il a daigné exécuter lui-même son Regina Coeli. On porte dans une bague un poil de sa barbe ; on se fait une médaille, une médaille sacrée gardée entre les seins au bout d'une chaînette d'or, avec un bouton tombé un soir de sa culotte, après un vif mouvement du bras qu'il avait fait en achevant son Doux Repos.

Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés encore. Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs allures n'ont pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime. Ils remplacent souvent l'inspiration par la gaudriole et par le coq-à-l'âne. Ils sentent un peu trop l'atelier, enfin, et ceux qui, à force de soins, ont perdu cette odeur-là se mettent à sentir la pose. Et puis ils sont changeants, volages, blagueurs. On n'est jamais sûr de les garder, tandis que le musicien fait son nid dans la famille.

Depuis quelques années, on recherche assez l'homme de lettres. Il a d'ailleurs de grands avantages ; il parle, il parle longtemps, il parle beaucoup, il parle pour tout le monde, et comme il fait profession d'intelligence, on peut l'écouter et l'admirer avec confiance.

La femme qui se sent sollicitée par ce goût bizarre d'avoir chez elle un homme de lettres comme on peut avoir un perroquet dont le bavardage attire les concierges voisines, a le choix entre les poètes et les romanciers. Les poètes ont plus d'idéal, et les romanciers plus d'imprévu. Les poètes sont plus sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût et de tempérament. Le poète a plus de charme intime, le romancier plus d'esprit souvent. Mais le romancier présente des dangers qu'on ne rencontre pas chez le poète, il ronge, pille et exploite tout ce qu'il a sous les yeux. Avec lui on ne peut jamais être tranquille, jamais sûr qu'il ne vous couchera point, un jour, toute nue, entre les pages d'un livre. Son oeil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse : il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses. Il emmagasine du matin au soir des observations de toute nature dont il fait des histoires à vendre, des histoires qui courent au bout du monde, qui seront lues, discutées, commentées par des milliers et des millions de personnes. Et ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il fera ressemblant, le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu'il voit juste et qu'il raconte ce qu'il a vu. Malgré ses efforts et ses ruses pour déguiser les personnages, on dira : « Avez-vous reconnu M. X... et Mme Y... ? Ils sont frappants. »

Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine d'élever des rats dans son magasin.

Et pourtant ils sont en faveur. Donc quand une femme a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions et de gâteries. Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur rocher, la louange tombe, à chaque mot sur le coeur sensible de l'homme de lettres. Alors, dès qu'elle le voit attendri, ému, gagné par cette constante flatterie, elle l'isole, elle coupe, peu à peu les attaches qu'il pouvait avoir ailleurs, et l'habitue insensiblement à venir chez elle, à s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater dans la maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en lumière, en vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du lieu une considération marquée, une admiration sans égale.