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Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve d'ailleurs tout avantage, car les autres femmes essaient sur lui leurs plus délicates faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis. Mais s'il est habile, il ne cédera point aux sollicitations et aux coquetteries dont on l'accable. Et plus il se montrera fidèle, plus il sera poursuivi, prié, aimé. Oh ! qu'il prenne garde de se laisser entraîner par toutes ces sirènes de salons, il perdrait aussitôt les trois quarts de sa valeur dans la circulation.

Il forme bientôt un centre littéraire, une église dont il est le Dieu, le seul Dieu ; car les véritables religions n'ont jamais plusieurs divinités. On ira dans la maison pour le voir, l'entendre, l'admirer, comme on vient de très loin, en certains sanctuaires. On l'enviera, lui, on l'enviera, elle ! Ils parleront des lettres comme les prêtres parlent des dogmes, avec science et gravité ; on les écoutera, l'un et l'autre, et on aura, en sortant de ce salon lettré, la sensation de sortir d'une cathédrale. D'autres encore sont recherchés, mais à des degrés inférieurs : ainsi, les généraux, dédaignés du vrai monde où ils sont classés à peine au-dessus des députés, font encore prime dans la petite bourgeoisie. Le député n'est demandé que dans les moments de crise. On le ménage, par un dîner de temps en temps, pendant les accalmies parlementaires. Le savant a ses partisans, car tous les goûts sont dans la nature, et le chef de bureau lui-même est fort prisé par les gens qui habitent au sixième étage. Mais ces gens-là ne viennent pas à Cannes. A peine la bourgeoisie y a-t-elle quelques timides représentants.

C'est seulement avant midi qu'on rencontre sur la Croisette tous les nobles étrangers.

La Croisette est une longue promenade en demi-cercle qui suit la mer depuis la pointe, en face Sainte-Marguerite, jusqu'au port que domine la vieille ville.

Les femmes jeunes et sveltes, – il est de bon goût d'être maigre, – vêtues à l'anglaise, vont d'un pas rapide, escortées par de jeunes hommes alertes en tenue de lawn-tennis. Mais de temps en temps, on rencontre un pauvre être décharné qui se traîne d'un pas accablé, appuyé au bras d'une mère, d'un frère ou d'une soeur. Ils toussent et halètent, ces misérables, enveloppés de châles, malgré la chaleur, et nous regarder passer avec des yeux profonds, désespérés et méchants.

Ils souffrent, ils meurent, car ce pays ravissant et tiède, c'est aussi l'hôpital du monde et le cimetière fleuri de l'Europe aristocrate.

L'affreux mal qui ne pardonne guère et qu'on nomme aujourd'hui la tuberculose, le mal qui ronge, brûle et détruit par milliers les hommes, semble avoir choisi cette côte pour y achever ses victimes.

Comme de tous les coins du monde on doit la maudire cette terre charmante et redoutable, antichambre de la mort, parfumée et douce, où tant de familles humbles et royales, princières et bourgeoises ont laissé quelqu'un, presque toutes un enfant en qui germaient leurs espérances et s'épanouissaient leurs tendresses. Je me rappelle Menton, la plus chaude, la plus saine de ces villes d'hiver. De même que dans les cités guerrières on voit les forteresses debout sur les hauteurs environnantes, ainsi de cette plage d'agonisants on aperçoit le cimetière au sommet d'un monticule.

Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts ! Des roses, des roses, partout des roses. Elles sont sanglantes, ou pâles, ou blanches, ou veinées de filets écarlates. Les tombes, les allées, les places vides encore et remplies demain, tout en est couvert. Leur parfum violent étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes.

Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huit ans, vingt ans.

De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tués si jeunes, par l'inguérissable mal. C'est un cimetière d'enfants, un cimetière pareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés.

De ce cimetière, la vue s'étend à gauche, sur l'Italie, jusqu'à la pointe où Bordighera allonge dans la mer ses maisons blanches ; à droite, jusqu'au cap Martin, qui trempe dans l'eau ses flancs feuillus.

Partout, d'ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez la mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on ne la voit face à face, bien qu'elle vous frôle à tout moment.

On dirait même qu'on ne meurt point en ce pays car tout est complice de la fraude où se comptait cette souveraine. Mais comme on la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe noire ! Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers pour qu'on ne saisisse jamais, dans la brise, l'affreuse odeur qui s'exhale des chambres de trépassés.

Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais un glas funèbre. Le maigre promeneur d'hier ne passe plus sous votre fenêtre et voilà tout. Si vous vous étonnez de ne le plus voir et vous inquiétez de lui, le maître d'hôtel et tous les domestiques vous répondent avec un sourire qu'il allait mieux et que, sur l'avis du docteur, il est parti pour l'Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la mort a son escalier secret, ses confidents et ses compères.

Un moraliste d'autrefois aurait dit de bien belles choses sur le contraste et le coudoiement de cette élégance et de cette misère.

Il est midi, la promenade maintenant est déserte et je retourne à bord du Bel-Ami, où m'attend un déjeuner modeste préparé par les mains de Raymond, que je retrouve en tablier blanc et faisant frire des pommes de terre.

Pendant le reste du jour j'ai lu.

Le vent soufflait toujours avec violence et le yacht dansait sur ses ancres, car nous avions dû mouiller aussi celle de tribord. Le mouvement finit par m'engourdir et je sommeillai pendant quelque temps. Quand Bernard entra dans le salon pour allumer des bougies, je vis qu'il était sept heures, et comme la houle, le long du quai, rendait le débarquement difficile, je dînai dans mon bateau.

Puis je montai m'asseoir au grand air. Autour de moi, Cannes étendait ses lumières. Rien de plus joli qu'une ville éclairée, vue de la mer. A gauche, le vieux quartier dont les maisons semblent grimper les unes sur les autres, allait mêler ses feux aux étoiles ; à droite, les becs de gaz de la Croisette se déroulaient comme un immense serpent sur deux kilomètres d'étendue.

Et je pensais que dans toutes ces villas, dans tous ces hôtels, des gens, ce soir, se sont réunis, comme ils ont fait hier, comme ils le feront demain et qu'ils causent. Ils causent ! de quoi ? des princes ! du temps !... Et puis ?... du temps !... des princes !... et puis ?... de rien !

Est-il rien de plus sinistre qu'une conversation de table d'hôte ? J'ai vécu dans les hôtels, j'ai subi l'âme humaine qui se montre dans toute sa platitude. Il faut vraiment être bien résolu à la suprême indifférence pour ne pas pleurer de chagrin, de dégoût et de honte quand on entend l'homme parler. L'homme, l'homme ordinaire, riche, connu, estimé, respecté, considéré, content de lui, il ne sait rien, ne comprend rien et parle de l'intelligence avec un orgueil désolant.