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Danglard hocha la tête, méditant quelques secondes.

— Je suis porté à croire que quelqu’un aura profité du retour du Boiteux pour régler une querelle avec ce Gaël. Je ne vois toujours pas en quoi cela vous accapare à ce point.

— Je ne sais pas, Danglard, dit Adamsberg, usant de son éternelle formule.

— Je vais vous le dire : parce qu’il y a un mois, vous êtes allé à Combourg et à Louviec, et c’est assez pour que vous vous sentiez concerné sans raison.

Et comme souvent, il y avait de la désapprobation dans la voix de Danglard.

— Sans la moindre raison, Danglard, c’est exact.

II

Un mois plus tôt en effet, le commissaire Adamsberg avait délégué ses pouvoirs à Danglard et se hâtait, à huit heures du matin, de boucler son sac pour partir pour Combourg, dans cette Bretagne qu’il connaissait bien mal. Des collègues l’enviaient d’aller découvrir la lumière sans pareille de cette côte, les reflets qu’elle posait sur chaque grain de sable, l’un lui enjoignant de faire une incursion à Saint-Malo, l’autre de longer les grèves encore sauvages, mais Danglard savait que ce court séjour n’avait rien d’une fête pour le commissaire. À la suite d’une traque épuisante et stérile de plus de quatre mois aux trousses d’un meurtrier forcené qui avait violé et atrocement massacré cinq jeunes filles de seize ans, la séance à laquelle il se rendait en marquait le point final. C’est-à-dire de la paperasserie, que le commissaire abominait. Y seraient présents les quatre autres commissaires qui avaient dirigé cette chasse, sous la direction d’Adamsberg, que certains avaient jugé discrètement trop lent, voire engourdi, en bref nullement à la hauteur de sa réputation. Mais ils avaient dû se rendre à l’évidence : c’était bien lui qui avait relié entre elles les cinq victimes, dispersées dans tout le Nord-Ouest, grâce aux dessins pourtant très décousus et dissemblables des lacérations sur les corps, et dirigé ainsi les recherches vers un seul et même tueur. Lui qui avait battu le terrain en tous sens, dans les pourtours boisés et déserts d’Angers, du Mans, de Tours, d’Évreux et de Combourg, sur les lieux des découvertes. Lui qui avait déduit d’une très mince traînée de sang, non conforme aux lacérations, que l’assassin avait déchiré le bout de son gant, et demandé la recherche d’une signature ADN. Qui n’avait rien donné : inconnu aux fichiers. Lui qui s’était obstiné à faire établir la liste complète des entreprises de cette région nord-ouest employant des représentants de commerce et des routiers, qu’ils vendent des livres ou des assiettes. Et qui avait réuni assez d’hommes dans toutes les gendarmeries et commissariats de ce territoire pour qu’on prélève l’ADN de tous les employés masculins itinérants. Sept cent quarante-trois échantillons avaient déjà été analysés quand les partenaires d’Adamsberg l’avaient prié instamment de laisser choir cette recherche fastidieuse et vaine. Deux jours plus tard, un résultat était tombé, et ce fait improbable avait stupéfié l’équipe des enquêteurs. On avait cueilli le gars à son domicile, à Fougères – ce pourquoi la réunion terminale se tenait à Combourg, non loin de là. Un homme plus que banal qu’il aurait fallu regarder plus de dix fois avant de le reconnaître dans la rue, un père de famille empâté de cinquante-trois ans, chauve, rougeaud, dont l’insignifiance du visage donnait confiance. Car ces cinq jeunes filles, si elles avaient toutes eu la négligence de voyager en stop, avaient certainement dû jeter un regard au conducteur pour en juger avant de monter à bord. Mais pour elles, quoi de plus inoffensif qu’un gros vieux chauve à l’allure paternelle et débonnaire ?

Et c’est avec les visions de leurs jeunes visages crispés et de leurs corps entaillés qu’Adamsberg partait pour Combourg où serait établi le dernier rapport collectif en présence du préfet d’Ille-et-Vilaine, qui lui remettrait avec gravité on ne sait quelle médaille du mérite. Et quand des membres de la Brigade vantaient au commissaire les éclats de soleil sur le quartz des sables bretons, le commandant Danglard savait qu’Adamsberg, si sensible à la beauté fût-il, n’avait strictement rien à faire du sable à cette heure. Ce pourquoi il contint à grand-peine son immense érudition et lui épargna l’histoire de Combourg, de son impressionnante forteresse médiévale et de l’homme qui y avait vécu toute sa jeunesse : l’écrivain François-René de Chateaubriand, qui continuait, cent soixante-quinze ans après sa mort, à assurer la célébrité de la cité, rebaptisée « berceau du romantisme ». Le commandant se contenta de lui remettre les cent vingt pages du rapport qu’il avait rédigées en son nom. Depuis tant d’années qu’ils travaillaient ensemble, c’est Danglard, épris avec passion de lettres et d’écriture, du plus grand livre d’enluminures au plus modeste rapport administratif, qui écrivait tous les documents à la place du commissaire, qu’on savait dénué de tout talent pour ce genre d’exercice. Le commandant était doué d’un style remarquable, mais qu’il adaptait au langage bureaucratique qu’on attendait d’un policier, et particulièrement d’Adamsberg, en lui donnant une simplicité, voire un peu de maladresse qui le rendait crédible. Et surtout en disposant les données dans un ordre thématique et logique, l’ordre étant la dernière chose qu’Adamsberg sût suivre.

Roulant sans hâte sur l’autoroute qui le menait à Rennes – rares étaient ceux qui avaient pu voir le commissaire en hâte ou en impatience –, Adamsberg songea que son seul plaisir serait de revoir le commissaire de Combourg, Franck Matthieu, avec lequel il avait passé de longs jours à explorer l’espace des bois où l’on avait trouvé le cadavre de la jeune Lucile, la dernière de cette terrible série, dont le corps portait cette petite traînée de sang qui avait joué un rôle si crucial. Lui et Matthieu s’étaient entendus presque au premier coup d’œil, si différents fussent-ils, au lieu que le commissaire d’Angers était demeuré défiant tout au long de leur association. Chez Matthieu, pas de réticences, pas de mépris jaloux vis-à-vis d’un chef qu’on leur envoyait de Paris, mais une bonne humeur sans excès, une nature franche et discrète, et nul mépris pour celui qui passait souvent dans les commissariats de province pour un rêveur ou un paresseux à la réputation surfaite. Un collègue canadien l’avait un jour qualifié de « pelleteux de nuages », un surnom dont les membres de sa Brigade usaient entre eux avec parcimonie et selon les circonstances. Matthieu, lui, n’avait pas plus douté de l’efficacité d’Adamsberg qu’Adamsberg n’avait mis en question les qualités de Matthieu. Le commissaire de Combourg – en vérité de Rennes, mais Combourg était sous sa juridiction – avait pu assister parfois aux échappées silencieuses et distraites de son confrère, ou surprendre ses remarques hors de tout lien avec l’enquête. Comme il avait pu constater sa singulière mémoire visuelle – il n’avait eu nul besoin de photos pour se rappeler les tracés des multiples lacérations sur les corps – et son attention déroutante pour des détails insignifiants.