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Je me laisse tomber en face de lui sur une banquette.

— Béru, soupiré-je, à côté de ce bonhomme, Staline était un grand-papa-gâteau.

— Il t’a envoyé sur les roses ?

— Sans ménagements.

Il hausse les épaules.

— Je m’en gaffais. Bon, eh bien ! après tout, c’est bien fait pour mes lattes, San-A. Je partirai.

— Arrête tes couenneries, Gros. Tu vas tourner une bath lettre de démission et te lancer dans la Police Private, voilà tout.

— Filatures en tout genre, ricane-t-il, l’œil du bidet ? Très peu pour moi, merci. Filer le train aux petites friponnes dévergondées qui vont doubler leurs matous dans les studios meublés de Courcelles, c’est pas dans mes emplois, gars. J’ai l’idéal au-dessus de la ligne de flottaison, Dieu merci.

— Vaut mieux être un Privé vivant qu’un Officiel mort, riposté-je. En tout cas, si la poule artisanale te débecte, tu peux faire autre chose : gérer un petit troquet ou prendre une carte de représentant.

Mais Béru est intraitable. Il sort de sa poche un peigne plus édenté qu’un centenaire, le promène lentement sur ses tifs collés, s’humecte d’un doigt léché les favoris et murmure :

— Ménage-toi la salive, gars. T’en auras besoin pour baratiner les frangines. Je partirai pour la Chine, un point c’est tout.

Et il entonne de sa belle voix qui n’est pas sans évoquer une plaque de tôle ondulée dévalant un escalier :

— Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour… Tagada tagada !

Tant de sérénité dans le courage me bouleverse.

Je file un coup de poing dans le brandillon du Gravos.

— Après tout, tu es dans le vrai, Béru. Il faut toujours aller jusqu’au bout de ses folies. Je pars avec toi !

Il s’arrête de chanter et devient d’un rouge pivoine très intense. J’ai une vue plongeante sur ses amygdales morillesques, sur sa langue plus chargée que le porte-bagages d’un campeur, sur ses ratiches jaunasses, crevassées, ébréchées (les fausses plus encore que les vraies).

— T’es pas louf, bredouille-t-il depuis le fin fond de son gosier. Une sonnerie, c’est suffisant, deux ça tourne à la guignolade.

— Disons que je fais ma crise de dinguerie, moi aussi !

Il me saute au cou et m’embrasse violemment. De grosses larmes poisseuses coulent sur ses pommes.

— Merci, Bonhomme ! hoquette-t-il. Bien sûr, je refuse ton sacrifice, mais ça ne change rien à la beauté du geste. T’es bien le grand San-A. que j’admire depuis toujours.

— Tu n’as pas à refuser ou à accepter, Gros, je suis ton chef.

— Avant tout, t’es mon pote, rectifie son Ampleur. Je permettrai pas que tu files ta peau dans les tinettes pour m’être agréable. Tu le sais bien que c’est une mission sans retour, comme on dit dans les bouquins d’espionnage.

— Et après ? On a le droit de mourir avec qui on veut, non ?

Ayant dit, je retourne toquer à la lourde directoriale. Le Dabe m’aboie d’entrer. Notre algarade l’a mis dans une humeur de hot-dog. Il est debout devant sa fenêtre, regardant le Paris morose sur lequel tombe une jusqu’à mon ex-bureau). D’une écriture rapide et majestueuse et en termes concis, je libelle le texte qui me sépare de la Grande Maison. Il m’est déjà arrivé de flanquer ma démission, mais jamais pour de bon, soit dit entre nous et la pissotière du boulevard Haussmann.

Mes dents grincent plus fort que ma plume. Au moment où j’étale mon paraphe au bas du document, le Gros éploré s’annonce timidement.

— T’as pas le droit de faire ça, San-A.

Je ne réponds rien.

— Tu me masturbes mes derniers instants, gars, reproche Sa Majesté. À cause de ton emportement, je vais caner avec une arrière-pensée et ça risque de me faire rater mon examen de passage au Paradis… Vois-tu, le Vieux, faut le comprendre. S’il n’était pas intraitable, il aurait plus qu’à aller vendre des moules, la Grande Taule partirait en brioche. Un big chief, on peut pas juger son comportement, sinon ça fout la chetouille dans le chantier. Ce qu’il faut, c’est s’incliner devant ses décisions, même si ça nous ferait grincer les ratiches comme des raisins verts.

— Savez-vous que vous vous exprimez fort bien, Bérurier, dit une voix familière depuis l’encadrement de la porte.

On se retourne. Le Boss est là. Sa rogne est tombée et il sourit.

Il s’avance, une main dans la poche, l’autre posée à plat sur sa calvitie pour pas qu’elle prenne froid.

— Au cours de ma carrière pas trop mal remplie, déclame le Dirlo, je n’ai jamais rencontré deux têtes de mules comme vous !

Il se penche sur mon sous-main, saisit ma démission, et se met à la pétrir sans la lire pour en faire une boulette serrée. Puis, familièrement, il s’assied sur un coin de la table et nous considère alternativement.

— Sacré tandem ! dit-il.

Brusquement il se passe quelque chose d’incroyable, les gars. Quelque chose de jamais vu qui nous sidère, Béru et moi. Un petit truc rond tombe d’un œil du Vieux et s’écrase sur mon buvard. On regarde : pas d’erreur, c’est bien une larme, une vraie. D’où est-ce que ça lui sort, ce machin-là ? Je le croyais tari à bloc, pire que le désert du Sahara, le Big Boss.

Déjà il en a honte. Il renifle. Son œil s’évapore pour redevenir dur comme un caillou.

— D’accord, San-Antonio, me dit-il. Vous partirez tous les deux…

Un silence médusé. Il renifle encore une fois, une dernière, légèrement, d’une seule narine. Puis, soudain, pointant un index menaçant dans notre direction, il hurle :

— Mais à une seule condition !

Sa voix tombe et il dit :

— C’est que vous en reviendrez tous les deux, vu ?

Je saisis la main qu’il me tend et la serre comme jamais je ne l’ai fait.

— D’accord, patron, balbutié-je, on en reviendra tous les deux !

— Néanmoins, grommelle Bérurier, on prendra des allers simples. Pas la peine de mettre l’Administration dans les frais !

CHAPITRE TROIS

Le D.C.D. de l’armée de l’air américaine vrombit dans la nuit d’Asie.

Je file un regard à Béru. Les mains nouées sur sa bedaine, voûté à cause du parachute qui lui gonfle le dos, il pionce en émettant un bruit nettement supérieur à celui de l’appareil.

Un officier amerlock assis en face de moi m’adresse un clin d’œil.

— On va bientôt arriver, dit-il dans un français approximatif. Il faudrait réveiller votre camarade…

— Dans combien de temps ? interrogé-je.

Il mate sa tocante.

— Dix minutes environ. Le poste de pilotage nous préviendra cinq minutes avant le point de largage.

— Alors, il sera temps de secouer Bérurier.

Je médite un instant, les yeux fixés sur le ciel moutonneux qui s’étale au-dessous de nous. Désormais, selon la volonté ferme du Vieux, nous ne sommes plus Français. Notre Président de la République doit faire un voyage à Pékin dans les jours à venir et, étant donné les bonnes relations nouées entre la France et la Chine, un incident diplomatique est à éviter coûte que coûte. Officiellement, et quoi qu’il arrive, nous sommes deux alpinistes suisses qui se sont égarés dans la chaîne de l’Himalaya. On va nous parachuter près de la frontière du Cachemire avec un matériel de montagne destiné à accréditer notre version. Ensuite, ce sera l’inconnu avec un « I » majuscule. À nous de jouer. Dans cette période indécise du voyage, au cours de ce temps mort qui échappe à mon contrôle, je fais un retour sur moi-même.