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— On jurerait que vous n’avez pas de cœur, disait Zénaïde Vassilievna.

Les deux hommes s’esclaffaient, heureux d’avoir offensé la sensibilité de cette femme adorable.

— Que veux-tu ? mon fils est un ami pour moi ! disait Constantin Kirillovitch.

— Un ami ? s’exclamait Zénaïde Vassilievna. Mais regarde-toi ! Tu as plein de poils blancs dans la barbe. Et lui, il est tout jeunet, tout pâlot…

— Les poils ne font rien à l’affaire, disait Constantin Kirillovitch. Apportez-nous une table, des cartes et du vin. Et nous verrons si les vieux ne valent pas les jeunes.

Tout en jouant aux cartes, Akim et son père discutaient les dernières nouvelles militaires et politiques. La chute de Moukden, les défaites russes sur le reste du front, affligeaient Akim. Mais il comptait sur une offensive des armées impériales dès le retour du printemps.

— Quelques mois encore, et nous serons vainqueurs, disait Akim. Les Japonais ont du nerf. Mais ils manquent de fond. Notre masse les écrasera…

— Oui, oui, disait le docteur, à condition que l’arrière tienne.

— Et pourquoi l’arrière ne tiendrait-il pas ? La police est nombreuse. Les garnisons sont sûres. Et puis, ne parlons pas de ça… La politique m’embête. Tous ces socialistes, ces révolutionnaires, ces démocrates me tournent les sangs ! Bande de voyous achetés par les Juifs ! Je te jure que, là-bas, on ne s’occupait pas d’eux ! On n’avait pas le temps ! Quand j’y serai de nouveau…

— Tu comptes vraiment repartir ?

— Bien sûr.

Constantin Kirillovitch regardait son fils. Il souhaitait lui expliquer qu’il avait peur de le laisser partir, que c’était une folie de tenter le sort une seconde fois, que Zénaïde Vassilievna se mourrait d’angoisse pendant cette nouvelle absence. Cependant, la crainte du ridicule l’emportait sur sa tendresse. Il grommelait :

— On avisera plus tard ! Après tout, ils finiront peut-être sans toi…

Et il jetait une carte sur la table :

— C’est encore moi qui gagne. Toute ta solde va y passer. Je ne te ferai pas grâce d’un kopeck.

Il riait. Akim aussi. Mais Constantin Kirillovitch se sentait, tout à coup, très vieux et très seul, devant cet officier qui était son fils. Le monde était injuste, bête et cruel. On se détestait. On s’insultait. On s’égorgeait. On proclamait des victoires. On digérait des défaites. Partout, régnaient la jalousie, la haine, la cupidité, l’ambition, la souffrance. Que ne pouvait-il être égoïste et indifférent, comme autrefois : « Les Russes fuient ? Eh bien, qu’ils fuient ! Ils se battent ? Eh bien, qu’ils se battent ! Ils meurent ? Eh bien, qu’ils meurent ! Qu’est-ce que ça me fait, à moi qui suis vivant ? »

— Encore une partie, papa ? demandait Akim.

— Si tu veux. Quitte ou double ! Et tu verras de quel bois je me chauffe !

Chaque soir, Nina et son mari rendaient visite au convalescent. Le ménage Mayoroff habitait à l’autre bout de la rue. Nina n’avait pas changé. Elle était toujours aussi douce et discrète. Mais sa passion pour les petits chats de gouttière s’était développée au point qu’elle en gardait six à demeure. Elle accueillait aussi des chiens perdus, qu’elle nourrissait, lavait et relâchait le lendemain matin. Parfois, elle rentrait chez elle, accompagnée d’un pauvre à qui elle offrait une assiette de soupe et des chaussures usées. Ou encore, c’étaient de vieilles femmes qui venaient la voir, lui racontaient leurs pèlerinages et repartaient, chargées de menus présents. Le mari de Nina ne l’intéressait guère. Elle lui obéissait. Elle lui souriait. Elle le soignait lorsqu’il était malade. Mais on eût dit que sa vie essentielle était ailleurs, dans une région secrète où nul ne pouvait la rejoindre.

Mayoroff, lui, avait gagné du poids et de l’assurance. Installé dans la réussite, il arborait de petites joues roses, un menton replet, un ventre plein. Il secondait toujours Constantin Kirillovitch à l’hôpital, et avait repris quelques clients particuliers de son beau-père. Akim n’aimait pas ce bonhomme obséquieux et moite.

— Alors ? disait Mayoroff en pénétrant dans la chambre d’Akim. J’ai l’impression que nous allons mieux.

Et il faisait craquer les articulations de ses doigts.

— À l’hôpital, aujourd’hui, j’ai eu à traiter un cas assez curieux de fracture du tibia… Figurez-vous que le gaillard…

Nina s’asseyait auprès de son frère, une broderie à la main.

— J’ai encore eu une lettre de Tania aujourd’hui, disait Zénaïde Vassilievna. Elle enrage de ne pouvoir rendre visite à Akim. Mais Michel essaiera de passer la semaine prochaine…

Dès qu’elle entendait le nom de Michel, Nina rougissait et baissait la tête.

— Il ne faut pas qu’il se dérange, disait Akim. J’irai le voir, moi-même, dans un mois.

— Vous êtes bien pressé de vous lever, monsieur l’officier, disait Mayoroff. J’admire le courage de nos militaires. La vie au grand air, l’exercice quotidien forment des organismes robustes. Savez-vous, cher Akim Constantinovitch, que je me suis permis de donner à un journal local le récit de vos aventures pendant la nuit de la Saint-Sylvestre ?

— Je ne vois pas l’utilité de cette réclame, disait Akim.

— Ce n’est pas une réclame. J’ai même camouflé votre nom. J’ai mis le sous-lieutenant A-off, d’Ekaterinodar. Je me propose d’ailleurs de vous demander s’il ne vous serait pas possible de nous donner quelques souvenirs sur la guerre russo-japonaise pour notre feuille municipale. Vous étiez à Liao-Yang, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors… En somme… Comment se présentait l’affaire ?…

Akim éclatait de rire :

— Mal.

— Qu’avez-vous vu ?

— De la fumée. La nôtre. Et celle de l’ennemi. Plusieurs fois nous avons chargé. Et puis, j’ai été blessé à la joue. Et puis, ça a recommencé.

Mayoroff dodelinait de la tête d’un petit air important.

— Tu entends ce que dit ton frère, Nina ? C’est très curieux, très curieux… Hum… Et à Vafangoou ?

— La même chose. De la fumée. On a chargé. On a tué. On a reculé…

— Oui, oui, oui…

— Akim n’est pas un littéraire, disait Constantin Kirillovitch en souriant dans sa barbe.

— Malheureusement, disait Zénaïde Vassilievna. Il ne nous aurait peut-être pas abandonnés, s’il avait été un littéraire…

La soirée s’achevait par une partie de dominos. Lorsque Nina et son mari avaient quitté la maison, Akim grognait en mastiquant sa pipe éteinte :

— Ce Mayoroff est une buse. Et Nina est une sainte. À moins qu’elle ne soit une buse, elle aussi.

À la fin du mois de mars, Volodia envoya un télégramme pour annoncer son arrivée. Il avait été chargé par Michel de traiter une affaire à Novorossisk et comptait profiter de l’occasion pour rendre visite à Akim, entre deux trains.

Zénaïde Vassilievna et son mari trouvèrent que Volodia était élégant et distingué comme une gravure de mode. Il exhibait un complet neuf, des souliers bien cirés. Son visage exprimait la satisfaction tranquille de vivre. Et puis, il apportait des nouvelles excellentes sur la santé de Tania. Vraiment, il méritait sa réputation de charmeur. Volodia et Akim passèrent l’après-midi à bavarder ensemble. À vrai dire, ils parlèrent surtout de leur enfance. L’un comme l’autre, par une sorte d’intuition, évitaient d’aborder les sujets actuels. Une seule fois, Volodia soupira en tapotant la main d’Akim :