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Puis, une colère brusque l’envahit, et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Eh ! cocher, cria-t-il. On ne va plus à Mikhaïlo. Rebrousse chemin. Direction, l’hôtel de la Gare.

CHAPITRE XVII

— Monsieur ! Monsieur ! C’est un garçon !

Michel s’adossa au mur, comme pris de faiblesse. Tout le boudoir, avec ses lampes allumées et ses coussins joufflus, tanguait devant ses yeux.

— Un garçon, monsieur, répéta la garde.

Il considéra longuement cette étrangère, vêtue de blanc, chaussée de blanc, au visage bouilli de fatigue, et qui lui souriait de loin, derrière une dentelle de vapeurs. Tandis qu’il la contemplait, une allégresse effrayante prenait possession de son être. Machinalement, il sortit un calepin, le feuilleta et inscrivit ces mots sur une page blanche : « Le 3 avril 1905, à 4 h 15 du matin, dans ma maison de la rue Skatertny, naissance de Serge Mikhaïlovitch Danoff. » Puis il referma le calepin et le glissa dans sa poche. La sueur perlait à son front. Il sentait bien qu’il avait l’air bête. Mais cela n’avait pas d’importance. Il demanda d’une voix mate :

— Et voyons… tout s’est bien passé, n’est-ce pas ?

— Le mieux du monde.

— Elle a souffert ?

— À peine.

— Puis-je la voir, au moins ?

— Quelques instants de patience encore ; je vous préviendrai.

La garde disparut. Michel se retrouva seul dans le boudoir de Tania, où la lumière avait brûlé toute la nuit. Il avait refusé la compagnie de sa mère, qui attendait, elle aussi, dans son appartement, au deuxième étage. Pendant des heures, il s’était promené de long en large, dans cette petite pièce douillette et surchauffée, prêtant l’oreille au moindre bruit. Tout à coup, il avait entendu les cris de Tania, assourdis par les cloisons et les portières. L’idée de cette douleur sans nom, qui déchirait une chair bien-aimée, l’avait absolument vidé de tout courage. Mais, très vite, le silence était tombé sur sa tête comme un rideau. Et Michel avait compris qu’une vie nouvelle s’était allumée parmi les autres vies.

Comme cette garde avait un bon sourire ! L’univers entier s’était arrêté de tuer, de mentir, de haïr et de voler pour accueillir l’héritier des Danoff. Une accalmie générale. Une trêve de Dieu. Michel passa devant la glace murale et fut surpris d’y rencontrer son propre visage décomposé par le bonheur. Il sourit et arrangea sa cravate. La petite pendule Louis XV sonna la demie de cinq heures. Des pétales churent d’un bouquet de roses, épanouies sous la lampe. Tout le boudoir avait l’air engourdi par cette nuit sans sommeil. Michel compta vingt bouts de cigarettes dans le cendrier.

— Vous pouvez venir, monsieur.

La garde était là, de nouveau, souriante et calme, avec ses mains roses sur son tablier blanc.

Michel quitta le boudoir en courant, gravit l’escalier quatre à quatre, et s’immobilisa, tremblant et creux, devant la porte de Tania. Le battant s’ouvrit sans grincer, comme pivote une cloison de rêve. Le chambranle encadra un morceau de lit, une table chargée de linges et de bassines, un peu de lumière douce. L’air sentait la pharmacie, le vinaigre. Un silence épais enterrait la pièce.

Michel s’avança précautionneusement vers le lit où reposait une femme étrangère, blanche, maigre, comme tuée. Mais, tout à coup, le visage inconnu s’anima, se tourna, et sourit du regard et des lèvres. Michel tressaillit : Tania ! Elle paraissait si petite et si fatiguée ! Avec quelle pauvre face d’enfant, elle émergeait du martyre !

— Michel… Michel… Viens plus près, dit-elle dans un souffle.

Michel se découvrait fautif et maladroit, soudain. Il avait honte. Il voulait demander pardon. En même temps, une joie merveilleuse palpitait en lui.

Il s’agenouilla devant le lit, prit dans ses mains la main molle et moite de Tania, et l’éleva et l’appuya contre sa bouche. Elle murmura :

— Ce n’est rien… On t’a prévenu ?… Un garçon, Michel… Un garçon… Nous le souhaitions tellement !…

La figure de Tania exprimait une lassitude comblée. Il semblait qu’un enseignement nouveau l’eût élevée au-dessus d’elle-même. « Comment peut-elle m’aimer encore après tout ce qu’elle a subi à cause de moi ? » songea Michel.

— Il pèse huit livres, reprit Tania.

Que lui parlait-on de l’enfant ? Tania seule l’intéressait depuis qu’il l’avait vue, si frêle, si vulnérable, dans ce trop grand lit. Il cherchait quelque chose à dire d’affectueux et de juste pour célébrer cet humble triomphe. Et il ne savait que répéter :

— Ma pauvre petite… Ma pauvre petite…

— C’est pour toi, dit Tania sans presque remuer les lèvres.

Leurs regards se croisèrent. Michel lut dans les yeux de sa femme une affection si intelligente et si sûre que des larmes alourdirent ses paupières. Le battement de leurs cœurs, la température de leurs corps, le rythme même de leurs respirations, s’accordaient avec exactitude. Cette entente tenait du prodige.

— Je n’ai jamais été aussi heureux, dit Michel.

Le docteur, que Michel n’avait pas remarqué d’abord, s’approcha de lui :

— Mes félicitations, mon cher. Le bébé est splendide. Et votre femme a été très courageuse. Maintenant, vous allez vous retirer pour ne pas la fatiguer davantage.

Michel se releva lourdement et passa une main sur son visage. Ah ! oui, il fallait remercier cet homme sans doute.

— Je vous remercie, docteur, dit-il.

Puis, il se pencha au-dessus du lit et déposa un baiser sur le front mince et froid de Tania. Toute sa vie, il garderait aux lèvres la saveur acidulée de cette peau.

— Voulez-vous voir votre enfant ? demanda le docteur.

L’enfant ! Bien sûr, il y avait l’enfant ! Il n’y pensait plus.

— Va, dit Tania. Mais, tu sais, ils ne sont pas jolis lorsqu’ils viennent de naître.

Michel s’éloigna comme un somnambule. La garde aux espadrilles blanches le conduisit vers une autre chambre. Que de fois Michel et Tania s’étaient arrêtés au seuil de cette pièce vide et bleue ! Tania disait alors :

— Un jour, tu entendras crier là-dedans !

Et cela paraissait une plaisanterie.

— Entendez-vous votre fils ? Il a une bonne voix, dit la garde en ouvrant la porte.

Un vagissement aigu, inarticulé, venait du berceau. Michel éprouva un serrement de cœur. Il y avait quelqu’un, là où, la veille encore, il n’y avait personne. Sur la pointe des pieds, il s’approcha du berceau, qui était une niche de rubans et de dentelles. Une lampe, voilée d’un mouchoir bleu, éclairait cette nacelle d’étoffe. Au fond, reposait un nourrisson au visage plissé et rouge, aux poings minuscules, à la bouche humide.

Michel s’inclina au-dessus de son fils avec inquiétude, avec respect. Le mystère de la création lui donnait le vertige. Gravement, il considérait cet inconnu, qui s’était démoulé de la nuit, et qui s’imposait au monde avec son avenir inscrit dans le creux de ses mains. En vérité, il lui semblait que l’enfant n’était pas à lui, mais communiquait encore avec un royaume préliminaire, inaccessible aux mortels. Plus tard, ce paquet vagissant s’éloignerait de l’énigme originelle. Il deviendrait le petit Serge Danoff. Un nouveau venu, avec qui les hommes devraient vivre et compter.

Michel se redressa pour aspirer l’air calme et tiède de la chambre. Il se sentait fort et léger. Il avait envie de rire.

À ce moment la porte s’ouvrit largement. Marie Ossipovna, noire et droite, entra dans la pièce. Michel fut fâché de cette intrusion. Il eût souhaité demeurer seul en face de son fils. Il dit :