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HENRI TROYAT

de l’Académie française

TANT QUE LA TERRE DURERA

Tome II

FRANCE LOISIRS

123, boulevard de Grenelle, Paris

CINQUIEME PARTIE

1900-1903

CHAPITRE PREMIER

Après un an de stage aux Comptoirs Danoff d’Armavir, Volodia repartit pour Ekaterinodar, où il devait assumer la direction de la nouvelle succursale. Ce poste, qu’il avait refusé jadis avec de belles railleries d’adolescent paresseux, fortuné et vantard, il l’acceptait enfin avec reconnaissance. Le travail de bureau, dont il redoutait autrefois la servitude régulière, lui paraissait aujourd’hui un remède excellent contre le souvenir. Depuis la mort de Suzanne, Volodia luttait ainsi avec la tentation du chagrin. Distant et distrait, blessé et tendre, mystérieux et naïf, il ne semblait pas tout à fait vivant. Il riait peu, mangeait à contrecœur et ne soignait plus sa toilette. Tania et Michel étaient obligés de le sermonner, parce qu’il ne changeait pas assez fréquemment de chemise. Il s’était laissé pousser la barbe, par négligence. Quand Tania le suppliait de se raser ou de tailler ses ongles, il disait simplement :

« Pour qui ? Pour quoi ? » avec un si pauvre sourire qu’on ne savait plus que répondre.

Bien que Volodia n’apportât aucune gaieté dans la maison, Tania fut désolée de son départ pour Ekaterinodar. Elle aimait l’entendre parler de leur enfance, de leurs jeux dans la cour, de ses travaux avec Michel, à l’Académie d’études commerciales pratiques. Il savait raconter la moindre aventure avec une surprenante facilité. Il imitait les accents des personnages, leurs gestes et leurs grimaces drôles. Il était touchant. Il était irremplaçable.

Après la séparation, sur le quai de la gare, l’existence de Tania redevint monotone et plate, comme le pays même où elle se déroulait.

Les mois passaient avec leurs charges de pluie, de poussière, de soleil ou de neige. Il y avait le brusque hiver de décembre, ses coups de vent stupides, qui arrachaient les couvertures des chevaux, disloquaient les palissades, décoiffaient les promeneurs ahuris. Le ciel pesait lourd, embrouillé de gros nuages informes à reflets de plomb. Une neige sèche et menue tombait par volées. Les toits se drapaient de nappes farineuses. Les gouttières laissaient pendre des mains de stalactites. De part et d’autre de la rue, se haussaient des murailles de neige, rasées, défaites et refaites par l’ouragan.

Dans la maison des Danoff, on chauffait à bloc les grands poêles de faïence qui montaient jusqu’au plafond. Le vitrier venait poser les doubles carreaux. Entre les deux châssis, il étalait une couche d’ouate jaunâtre et plaçait deux verres à demi pleins d’esprit-de-sel pour fixer l’humidité de l’air. Puis, il écrasait savamment de longs serpents de mastic beige sur toutes les jointures. Scellée, étouffée et tiède, la vaste bâtisse partait pour un hivernage de quelques mois. Des galoches et des bottes de feutre s’alignaient dans l’entrée. Michel arborait un chapeau de fourrure et un manteau à col d’astrakan. Tania ne sortait plus que trois fois par semaine en voiture. Un traîneau remplaçait la calèche. Des couvertures de fourrure épaisse emmitouflaient les jambes de la jeune femme. Les cavaliers tcherkess qu’elle croisait dans la ville étaient encapuchonnés d’un bachlik pointu et habillés de la vaste bourka d’hiver, qui couvrait l’homme et la monture, les soudait l’un à l’autre dans une seule masse fumante. Devant le magasin des Danoff, les commis qui tenaient les chevaux des acheteurs battaient la semelle et soufflaient dans leurs doigts gelés. Le commerce marchait au ralenti. Le Kouban était pris sous la glace. Les trains avaient du retard. Le courrier était maigre et intermittent. Toute la bourgade se repliait dans une sorte de vie latente.

Passé les dernières maisons, la steppe s’étalait, éblouissante, élargie de blancheur, de silence et d’immobilité. Des corbeaux noirs la survolaient avec ennui. Dans la neige, on voyait les empreintes de bêtes étranges, qui rôdaient autour de la cité. Le cocher prétendait que des loups s’aventuraient dans la campagne. Mais Michel affirmait que le cocher était un ivrogne et un menteur. Et Tania estimait que c’était dommage.

Les jours tombaient l’un après l’autre, à peine marqués par les fêtes de Noël et du Nouvel An, avec distribution de cadeaux, invitation du prêtre arménien d’Armavir et réveillon copieux au champagne.

Puis, venait le mois de février, doux et humide. Le ciel était d’un bleu fragile. La neige fondait. La terre de la steppe émergeait du sommeil, noire et molle, avec de maigres paquets de charpie blanche au revers des fossés. Les rues se transformaient en fleuves de boue. On jetait des planches pour les traverser. Le vitrier emportait les doubles carreaux. Et très vite, c’étaient des pluies serrées, fraîches et nourricières. Tania ne sortait plus et passait des heures à écouter la plainte du vent dans les cheminées et le ruissellement musical de l’eau contre les vitres. Les chariots des acheteurs s’embourbaient. On glissait des pierres plates sous les roues enlisées. Marie Ossipovna était enrhumée, pestait contre ses domestiques et buvait du thé kalmouk à doses massives. Alexandre Lvovitch jouait aux échecs avec des chefs de rayon. Michel quittait Armavir pour passer des commandes à Lodz, ou à Rostov, ou à Moscou. Ensuite, il revenait. Tania allait l’attendre à la gare. Il avait maigri. Il parlait beaucoup de ses projets. Il voulait étendre et moderniser l’affaire, établir une nouvelle ligne de chemin de fer dans la région, créer une usine de drap. Le soir même, il s’isolait avec son père dans le salon. Et, tard dans la nuit, on les entendait discuter et marcher à travers la pièce sonore.

Le mois de mai imposait les grandes chaleurs vibrantes de l’été. L’air sec décapait le visage. Des mouches et des moustiques tremblaient par nuées aux abords des ruisseaux taris. Les fenêtres s’ouvraient sur le soleil et la poussière des rues. Déjà, les élèves de l’école municipale, les soldats, les commis, se pavanaient en chemises blanches, serrées à la taille par de fines courroies.

À l’aube, Tania entendait, de son lit, le mugissement du bétail qui laissait la ville. Chaque propriétaire confiait ses quelques vaches, ses chevaux, ses moutons, au pâtre communal, qui entraînait le troupeau dans la campagne. Vers le soir, les bêtes revenaient, lourdes, ivres d’herbe et d’air pur. Des gamins les triaient par lots, à longs cris farouches, avant de les rabattre dans leurs étables et leurs écuries respectives.

La steppe rayonnait, verte, violente, poudrée de coquelicots, de marguerites et de bleuets. L’herbe était si haute que Tania, assise dans la calèche, n’avait qu’à étendre le bras pour en arracher une touffe. Des cigales grinçaient. Des taons s’acharnaient sur les croupes des chevaux. Des alouettes tournaient follement dans le ciel. Et, de temps en temps, un éclair de chaleur traversait l’horizon violacé.

Parfois, en pleine nuit, un orage se déchaînait, magnifique et absurde. Tania ouvrait la fenêtre. Dans une nuée bleue, la foudre explosait, blanche, bête, la pluie ruisselait à flots épais. Et, de nouveau, c’étaient l’éclair et le tonnerre. Les toits des maisons s’allumaient et s’éteignaient spasmodiquement. Le monde entier paraissait prêt à se fendre dans un flamboiement nerveux. Une fenêtre s’éclairait dans la ville endormie. Sans doute quelque femme s’était-elle levée pour admirer la tempête ? Tania se sentait seule et triste. Elle se penchait, tendait son visage à la pluie froide. Du fond de son lit, Michel grommelait :