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— Il est à l’intérieur, dit un voisin de Nicolas. Il attend qu’on apporte les icônes.

— Pourquoi les icônes ? demanda Nicolas.

— Pour que ça fasse plus sérieux, dit l’homme. Il paraît qu’il y a de la troupe, un peu partout. On n’osera pas nous arrêter si nous portons des icônes. On n’a jamais arrêté quelqu’un qui portait une icône.

— Non, dit Nicolas.

— Eh bien, voilà, reprit l’autre, Gapone a envoyé chercher des icônes à une chapelle, près d’ici. On les lui a refusées. Alors, il a chargé cent ouvriers de les prendre de force…

— De force ? s’écria une femme en fichu. Comment peut-on prendre une icône de force ?

— Tais-toi, vieille chouette ! grogna l’homme.

Mais la femme en fichu secouait la tête, en répétant comme une litanie :

— On peut prendre une femme de force, de l’argent de force, mais Dieu on ne peut pas le prendre de force !

Un hurlement de joie couvrit ses paroles. Des bannières et des croix se balançaient à l’entrée de la cour.

— Les voilà ! glapissaient des voix discordantes. Ils les ont eues ! On va pouvoir marcher !

Le cortège s’organisa dans la rue. Gapone avait ordonné de décrocher le grand portrait du tsar, qui ornait la salle des réunions. Deux hommes, soutenant l’effigie impériale dans son cadre de bois doré, se postèrent en tête de la procession. Derrière eux, s’alignèrent les porteurs de bannières, d’icônes et de lanternes d’église. Enfin, Gapone sortit de la maison, accompagné d’un autre pope qui tenait une croix. Les deux prêtres, devisant et riant, marchaient vite, sur le trottoir, pour prendre leur place derrière les emblèmes. Les ouvriers les saluaient au passage. Nicolas demanda à son voisin :

— Lequel est Gapone ?

— Le plus jeune. L’autre, c’est le pope Vassilieff.

Justement, Gapone arrivait à la hauteur de Nicolas et le bousculait pour se frayer un chemin. Il était coiffé du chapeau ecclésiastique et vêtu de la soutane noire. Ses petits yeux aigus brillaient d’une lumière fanatique. Nicolas considérait avec un respect mêlé de crainte cet homme mince et jeune, à la barbe sombre, aux mains de cire blanche. Saurait-il, ce prêtre éloquent, exercer jusqu’au bout son admirable sacerdoce ? Serait-il à la taille de la responsabilité qu’il avait assumée ? Déjà, l’immense foule de ses adorateurs se pressait dans son dos, l’épaulait d’une sourde poussée humaine. Nicolas, jouant des coudes, essaya de gagner quelques rangs. Lorsqu’il se retourna, il frémit de peur. Derrière lui, s’allongeait un fleuve de têtes, dont la source était lointaine. Cette nappe de visages, de fichus, d’épaules et de bras ondulait sur la place avec un bruit modeste et puissant. Il y avait là huit ou dix mille personnes pour le moins, obéissantes, recueillies, terribles. D’autres cortèges, aussi nombreux que celui de Gapone, se formaient à la porte des différents locaux de l’Association ouvrière et se mettaient en marche pour déboucher, à l’heure convenue, sur l’esplanade du Palais d’Hiver. De nouveau, Nicolas songea fiévreusement à la signification solennelle de cette journée. Si le peuple savait défiler en paix dans les rues de la ville, si les délégués ouvriers obtenaient une audience du tsar, si le tsar entendait leurs plaintes et leur promettait sa protection auguste, alors toute révolution deviendrait inutile. Cette manifestation prouverait à tous qu’il n’était pas indispensable de verser le sang pour sauver le prolétariat. Elle condamnerait la politique de complots et de meurtres prônée par Zagouliaïeff. Elle marquerait le triomphe des idées socialistes de Nicolas sur les idées terroristes de son camarade. Des gens murmuraient autour de Nicolas :

— Regardez Gapone ! Il nous bénit !

Gapone s’était tourné vers la foule et la bénissait avec la croix de l’officiant. Nicolas baissa le front, envahi par un présage radieux. Il avait envie de sourire au monde. Le peuple, autour de lui, bourdonnait doucement, et, tout à coup, comme si des écluses de rêve se fussent ouvertes devant elle, la masse énorme se mit en mouvement. Un majestueux et large remous souleva les têtes. En première ligne, les bannières raides, carrées, dorées, les icônes brunes, les croix d’argent oscillaient au rythme de la marche. Le soleil froid brillait sur ce bouclier de reliques précieuses. Les fidèles suivaient, pressés et noirs, derrière la riche sauvegarde divine. Le froid était sec, transparent. Les pieds grinçaient dans la neige. On eût dit le chuchotement monotone d’une prière venue du sol. Nicolas se sentait physiquement uni à cette foule, incorporé à sa chair, à sa pensée. Une tendresse fraternelle montait en lui pour les visages rudes qui l’entouraient de toutes parts. À son côté, cheminait un vieillard à la peau spongieuse, au menton orné d’un petit bouc couleur de ficelle. Ses épaules étaient couvertes d’un paletot fripé. Un peu plus loin, il y avait un gros homme rouge, au caftan rapiécé, qui portait à la main un panier drapé d’une serviette. Puis un étudiant très pâle, aux yeux tragiques, puis un ouvrier coiffé d’une casquette à visière vernie, puis une jeune fille assez jolie, en douillette verte, avec un fichu tricoté sur la tête. Des enfants couraient en sautillant sur les flancs du cortège. Des femmes criaient :

— Veux-tu te tenir tranquille, Pétia ! Reviens ici, Pétia, ou tu ne verras pas le tsar !

— Les chapeaux ! Retirez les chapeaux ! hurla le petit vieux au bouc blondasse. Il faut se découvrir lorsqu’on accompagne des icônes !

Quelques hommes se décoiffèrent. Devant Nicolas, se balançait un grand crâne chauve, bosselé et luisant. Le petit vieux poussa Nicolas du coude.

— Ils se sont découverts, dit-il. C’est bien.

— Oui, dit Nicolas.

— Bien sûr, il fait froid, reprit le petit vieux, mais est-ce que ça compte d’attraper un rhume quand on va rendre visite au tsar ? Un rhume ce n’est rien, mais lui, lui…

— Lui, c’est notre père, murmura la jeune fille, précipitamment.

— Regarde ce que j’apporte au tsar, dit le gros homme rouge. Du saucisson et des œufs ! Et je suis allé aux bains, hier, pour être propre et sentir bon !

Il y eut des rires.

— Quand tu arriveras au Palais d’Hiver, il y a longtemps que tu ne seras plus propre et que tu ne sentiras plus bon, dit l’étudiant.

Tout à coup, sur la gauche de Nicolas, un ouvrier brandit un drapeau rouge et l’agita frénétiquement.

— Pas de drapeaux rouges ! crièrent des voix. On n’a pas besoin de drapeaux rouges, quand on a les icônes !

Le drapeau rouge disparut dans un tourbillon. Alors, le petit vieux entonna l’hymne impérial, avec des inflexions grêles, chevrotantes, et des milliers de manifestants reprirent en chœur le refrain. Ce chant rauque donnait à la foule la sensation directe de son importance et de sa discipline. Ceux des premiers rangs savaient que ceux des derniers rangs pensaient comme eux. Et c’était bon d’être si nombreux à penser la même chose. Après l’hymne impérial, les ouvriers chantèrent des cantiques. De temps en temps, Gapone se tournait vers ses fidèles. Nicolas apercevait son visage de Christ, à la barbe pointue, aux cheveux lisses tombant sur les épaules.

— Vive Gapone ! Vive notre sauveur !

Des figures étonnées se montraient aux fenêtres des maisons : des femmes mal réveillées, des enfants aux petits nez blancs, écrasés contre les vitres. Les traîneaux s’arrêtaient et les cochers saluaient le cortège. Quelques chiens couraient en aboyant le long de la colonne. À mi-chemin entre le local de l’association et le canal de la Tarakanovka, qui marquait l’enceinte administrative de la ville, deux agents de police se joignirent à la procession.