— Ce n’est pas vrai !
— Et puis, tout à coup, tes nerfs de femmelette ont cédé de la tête aux pieds. La tentation était trop forte. Au premier capitaliste qui t’a tendu la main, tu as fait amende honorable. Tu nous as trahis. Si c’était par suite d’un changement de conviction encore ! Mais non. Ce n’est pas une idée que tu as préférée à la nôtre. Tu nous as trompés pour une garde-robe et un menu de grand restaurant !
Il s’arrêta, le visage bouleversé par la haine, les lèvres luisantes ! Un souffle court soulevait sa poitrine.
Nicolas, atterré, s’était appuyé à la table.
— Pourquoi cette rage ? murmura-t-il enfin. Je t’assure que je n’ai pas songé à moi-même en acceptant cet emploi. J’ai cru vous rendre service. L’alibi que me créait ma nouvelle situation, le… l’argent versé à la caisse du parti…
— Admirable ! hurla Zagouliaïeff. C’est par abnégation que tu as consenti à te remplir les poches !
Il appliqua un coup de poing sur la table.
— Non, mon petit, dit-il en approchant de Nicolas sa face jaune et mince, non, les révolutionnaires n’ont pas besoin de tes alibis et de ton argent. L’alibi, on l’invente. L’argent, on le vole, quand il faut. Un véritable révolutionnaire n’est pas un dilettante, c’est un professionnel du combat. Il ne s’occupe pas du bouleversement social aux heures de loisir que lui laisse l’exercice d’une fonction honorable et grassement payée. Le bouleversement social est son métier. Il ne vit que pour ça. Il n’a plus d’attache avec ceux qui sont étrangers à sa cause. Il abandonne père, mère, frères, sœurs et femme pour être libre dans la lutte. Le Christ le demandait déjà, ce grand malin : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Le Christ, tu te rends compte ? Je suis en bonne compagnie !
Il ricanait en se frottant les mains.
Une lassitude infinie envahit le cœur de Nicolas. Il avait honte, car il savait avoir éprouvé du plaisir à l’idée de rentrer dans les traditions de son enfance. Les motifs de son acceptation n’étaient pas aussi purs qu’il voulait le faire croire aux autres. Zagouliaïeff avait reconnu et désigné le sentiment coupable.
— La conspiration est un sacerdoce. Il n’y a pas de place chez nous pour les délicats, les nuancés, et les doubles faces, reprit Zagouliaïeff. Ou tu es avec nous. Ou tu es avec eux. Choisis.
— Mais je me suis déjà engagé vis-à-vis de mon beau-frère ! dit Nicolas.
— La belle affaire ! Écris-lui une lettre où tu allégueras quelque raison bien entortillée pour revenir sur ta décision. On ne prend pas de gants avec ceux qui vous poussent à la trahison…
Nicolas, bousculé, écœuré, ne savait que répondre. L’accueil de Michel avait été trop cordial pour qu’il fût possible de rompre tout rapport avec lui. Mais Nicolas ne se sentait pas le courage, non plus, de renier l’œuvre qu’il avait entreprise aux côtés de Zagouliaïeff. Il était allé trop loin avec ces hommes pour, aujourd’hui, leur fausser compagnie. Que diraient de lui les camarades ? Que penserait-il lui-même, en conscience, de son abandon ?
Nicolas releva le front et regarda Zagouliaïeff avec soumission.
— J’écrirai la lettre, dit-il enfin.
— Parfait, s’écria Zagouliaïeff. Voici de l’encre, du papier. Moins tu en mettras, mieux ça vaudra. Je regrette… D’autres occupations plus pressées et mieux rétribuées… Je me souviendrai de votre complaisance… Votre dévoué… Et c’est fini.
Nicolas écrivit la lettre et la remit à Zagouliaïeff. Zagouliaïeff lut le papier et le fourra dans sa poche.
— Je l’expédierai moi-même, dit-il.
Pâle, les cheveux défaits, l’œil morne, Nicolas semblait fatigué par un long supplice.
— Ce n’est pas très beau vis-à-vis de lui, ce que j’ai fait là, dit-il doucement. Il ne méritait pas ça !
— Mais c’est beau, vis-à-vis de nous ! dit Zagouliaïeff. Et nous le méritons.
Il posa une main sur l’épaule de Nicolas et ajouta d’une voix brève :
— J’ai voulu tenter l’épreuve. J’ai voulu savoir si tu étais prêt à tout sacrifier pour nous suivre. À présent, je suis fixé. Merci. Tu es vraiment des nôtres…
Nicolas sourit faiblement et hocha la tête :
— Tu n’avais pas besoin de ça pour t’en rendre compte.
— Si, dit Zagouliaïeff. Car, d’année en année, notre rôle devient plus chargé, plus grave, plus dangereux. Il nous faut constamment contrôler nos forces. L’ère des grandes secousses approche…
— Qu’entends-tu par là ?
Zagouliaïeff enfonça sa casquette jusqu’aux oreilles et se dirigea vers la porte.
— As-tu dîné ? Non ? Viens manger un morceau avec moi. Je t’expliquerai mes projets…
Ils entrèrent dans une buvette enfumée et pleine de monde. Il y avait là des cochers, des vendeurs de cigarettes, des filles et des charretiers. Le plafond, très bas, s’appuyait sur de gros piliers de pierre décorés de dentelles en papier jaune. Une matrone au visage luisant de graisse trônait derrière le comptoir. Devant elle, s’alignait un parterre de concombres salés, de pains noirs, de fromages et de harengs. L’air sentait la bière aigre, le poisson pourri, les bottes. Nicolas et Zagouliaïeff s’installèrent dans un coin obscur, derrière une colonne, et commandèrent de la vodka et des harengs.
— Vois-tu, dit Zagouliaïeff en se penchant vers Nicolas, il y a longtemps que je réfléchis à notre travail révolutionnaire et que je cherche à le perfectionner. Je croyais, autrefois, que la propagande parmi les ouvriers devait être le seul objet de nos efforts et qu’on pouvait amener la révolution la plus sanglante, la plus définitive, sans la préparer autrement que par des tracts, des discours et des campagnes de mécontentement. Eh bien, c’est une utopie. Il faut payer d’exemple. Pour que l’ouvrier se sente fort, il importe de lui prouver que nous, ses dirigeants, ses responsables, ne reculons devant rien. Pour qu’il consente à verser le sang, il est nécessaire que nous le versions d’abord nous-mêmes. Pour qu’il tue, il est indispensable que nous commencions à tuer.
— Pourquoi tuer ?
— Grâce au meurtre politique seulement, nous arriverons à dérégler la machine administrative, à impressionner les masses, à leur faire comprendre que « tout est permis ». Tant que cette notion du « tout est permis, rien n’est sacré », ne sera pas entrée dans la caboche des hommes, ils ne seront pas prêts à se soulever contre le pouvoir. L’action terroriste est mal organisée chez nous… Dans certains pays, la Macédoine, par exemple, il n’y a pas de révolutionnaire qui ne soit terroriste. Et ici ? Une dizaine au plus forment le groupe de combat. Qu’est-ce qu’un révolutionnaire sans une bombe ? Un manchot ! Un bègue !
Nicolas regardait son ami avec épouvante. Zagouliaïeff grimaçait. Un tic nerveux lui bridait les lèvres :
— Il faut en finir, s’écria-t-il. J’ai décidé de mettre la main à la pâte. J’entrerai dans l’organisation de combat. Je tuerai ceux qu’on me dira de tuer. Avec quelle volupté ! Assez ! Assez ! Si tu savais comme je les hais ces personnages dilatés d’importance ! Je ne veux plus vivre s’ils doivent régner sur moi. Je suis leur égal, entends-tu ? Leur égal !
Il s’arrêta, essoufflé, et vida d’un trait son petit verre.
— Je connais tes raisons, dit Nicolas. Mais comment peux-tu accepter de tuer un homme ? Je préférerais mourir que tuer.