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En attendant la réception des meubles, expédiés d’Armavir sur Moscou, Tania et Michel logeaient à l’hôtel Slaviansky Bazar. Chaque jour, Michel se rendait à son nouveau bureau pour y surveiller l’installation des archives, et Tania filait à la maison de la rue Skatertny, où on ne peignait pas une corniche sans son assentiment. Exaltée, volubile, elle choisissait la teinte des papiers, brassait des étoffes d’ameublement, tenait tête au décorateur qui préconisait des fresques à l’italienne pour le plafond, exigeait de l’ébéniste ahuri que le lit fût hissé sur une estrade, épouvantait le plombier en demandant qu’aucun tuyau ne fût visible dans les couloirs et dans les pièces de maîtres, et repoussait du pied les poignées de portes qu’on lui proposait. Elle était partout à la fois, critiquant, encourageant, commandant et décommandant, à tort et à travers. Elle fit recommencer quatre fois la décoration de sa chambre à coucher, toute en boiserie bleu pâle et en panneaux brodés de cigognes japonaises. Tantôt les moulures encadrant les panneaux de soie étaient trop larges, et tantôt elles étaient trop étroites. Tantôt les motifs en plâtre qui dissimulaient le crochet du lustre étaient trop importants, et tantôt ils étaient trop mièvres. Tantôt les portes étaient d’un azur trop franc, et tantôt elles étaient d’un azur trop fade. Tania s’approchait du peintre, anxieux et barbouillé, inclinait le menton, plissait les paupières et disait simplement :

— Tout compte fait, c’était mieux avant.

Et l’artisan, désespéré, suivait longtemps du regard cette femme étrange, décidée et versatile, qui se moquait de la dépense, et jetait bas, en quelques mots, le labeur honnête de plusieurs jours.

Tania jouissait farouchement de son importance dans la maison. Elle éprouvait à houspiller ces ouvriers déférents et dociles une ivresse de jeune reine capricieuse. Elle s’épanouissait dans cette odeur de térébenthine, de mastic et de cire, dans ce vacarme de coups de marteaux. Le soir, elle revenait à l’hôtel harassée, grelottante, joyeuse, disait à Michel : « Je ne tiens plus sur mes jambes », et le suppliait de la mener au théâtre.

Une fois la maison repeinte, cirée et rajeunie, il fallut s’occuper d’acquérir quelques meubles pour compléter le contingent expédié d’Armavir. Ce fut Tania qui discuta les maquettes et imposa ses volontés. Par réaction contre la demeure d’Armavir, austère et froide, Tania souhaitait que son nouveau logis fût élégant, intime et douillet « comme une bonbonnière ». Elle acheta une profusion de petites tables aux pattes grêles et cannelées, d’étagères en marqueterie blonde, de méridiennes langoureuses, de palmiers verts, de bibelots chinois et de paravents brochés, ornés d’ibis aux plumes flamboyantes. Tout cela, amarré dans les vastes chambres intactes, formait un ensemble étouffant et cossu.

Tania interdisait à son mari de visiter la maison hors de sa présence. S’il arrivait à l’improviste pour inspecter les travaux, elle l’accueillait dans le vestibule, lui saisissait le bras et le guidait elle-même de pièce en pièce. Elle disait :

— Suppose que nous soyons des invités. Nous venons pour la première fois chez les Danoff. Marche plus lentement. Attention à la peinture… Maintenant, ouvre la porte… Dieu que c’est beau ! Quelle grâce ! Quelle clarté ! Quelle distinction ! Ne trouvez-vous pas, cher ami, que les Danoff ont bien de la chance ?… Mets-toi dans ce coin… C’est de ce coin-là que le salon fait le plus d’effet… Qu’est-ce que tu en dis ?… Et regarde le reflet dans la glace !… Cette grande pièce, et nous deux, au fond, tout petits, tout gentils !… Par moments, j’ai peur d’être dans un rêve, tellement je suis heureuse !…

Au début de février, la maison était prête. Tania engagea un cuisinier, barbu et grave comme un prêtre, un aide-cuisinier, deux laquais aux références considérables, deux femmes de chambre, une blanchisseuse, une souillon, un portier, un cocher, un palefrenier et un homme de peine. Elle prit un abonnement chez le couvreur qui devait vérifier les toits après chaque chute de neige, chez l’horloger qui était chargé de remonter toutes les pendules, chez le fumiste responsable du chauffage central, chez le frotteur, chez le vitrier et chez le fleuriste. Enfin, ces dernières formalités remplies, Tania et Michel emménagèrent dans leur nouvelle demeure. Ils fêtèrent cet acte mémorable par un souper fin, en tête à tête, arrosé de champagne et éclairé aux bougies de cire rose.

Volodia n’avait pas encore rejoint son poste à Moscou. Nicolas restait introuvable, malgré les fréquentes visites de Tania à son appartement. Le portier de l’immeuble où habitait le jeune homme affirmait que M. Arapoff était parti depuis trois semaines pour affaires. Tania en déduisit que son frère avait été obligé de se rendre en province pour étudier les pièces d’un procès. Elle laissa une lettre à son adresse et se désintéressa de lui pendant quelques jours.

Déjà, une partie du personnel des bureaux d’Armavir avait été transférée à Moscou. Michel avait retrouvé quelques relations d’affaires. Le 15 février, Tania donna son premier grand dîner, avec messieurs en frac, dames décolletées, jeté de fleurs sur la table, et petit orchestre tzigane dans une loggia entourée de palmiers. Au dessert, on vint lui annoncer que Nicolas Arapoff l’attendait dans le boudoir. Tania s’excusa auprès de ses invités et courut rejoindre son frère. Elle le reconnut à peine, tellement il avait maigri et pâli depuis leur dernière entrevue. Ses cheveux trop longs pendaient en mèches sur ses oreilles et sur sa nuque. Ses yeux avaient une expression étonnée, malheureuse. Il regardait autour de lui en serrant ses mains l’une contre l’autre.

— C’est beau chez toi, dit-il tristement.

— N’est-ce pas ? s’écria Tania. Et ce n’est rien encore ! Tu vas venir prendre le café avec nous, et tu verras la salle à manger. Elle est toute en boiserie safran…

Nicolas balançait la tête avec obstination.

— Je te remercie, dit-il, mais il faut que je parte.

— Tu as bien le temps d’avaler une tasse de café !

Il eut un sourire humble, traqué, glissa un doigt dans son faux col trop large :

— Non… non… Il faut me laisser partir…

— Quand reviens-tu ?

— Bientôt… Dès que je le pourrai… Je suis très pris…

— Tes affaires ?

— Oui… mes affaires…

Il regarda encore le plafond peint de frais, les meubles neufs et murmura :

— Ça a dû coûter cher, tout ça… C’est très bien, très bien… Tu es heureuse, n’est-ce pas ?

— Mais bien sûr ! s’écria Tania en éclatant de rire.

Nicolas se mit à rire, lui aussi, mais drôlement, les yeux clignés, les lèvres pincées, comme si ce rire lui faisait mal. Puis il passa une main tremblante sur son visage. Tania remarqua que la manche de son pardessus était effilochée au coude. Elle n’avait jamais imaginé que son frère pût manquer d’argent. Une pitié atroce lui serra le cœur. Elle balbutia :

— Ta manche ?

— J’ai mis mon vieux manteau pendant qu’on me retape l’autre, dit Nicolas. Et puis, j’ai encore un vêtement en train chez le tailleur. Je n’ai pas à me plaindre, tu sais…

De nouveau, il eut ce pauvre sourire puni, cligna de l’œil, et, s’approchant de sa sœur, l’embrassa sur les deux joues en chuchotant :

— Je suis content de t’avoir revue, Tania… Je repasserai quand tu seras seule… Ne t’inquiète pas pour moi… Je m’occupe d’une grande cause, d’un grand procès, où il y a tout à gagner et rien à perdre…

Il claqua des doigts, répéta :